Les Écouges : le guet, l’écoute

 

 

 

De chaque marche rapporter assez pour qu’il y ait partage. 

Le monde devient alors un immense possible.

Alain Lévêque, La Maison traversée.

 

 

Il faut aller au-delà d’une conscience trop centrée sur l’homme et évoluer vers une éthique qui prenne en compte l’ensemble des systèmes naturels.

C’est une nécessité si l’on veut que notre futur soit vivable.

Gary Snyder, A Place in Space.

 

 

  

 

1.

Tracer, suivre les lignes

 

 

Matin blanc, quai désert, volets clos. Un avion trace dans le ciel gris un gros trait tremblotant. Un train passe à vive allure, qui balance sur le bas-côté son baquet de vent sale. Tout de même, il y a en face un volet — un seul — qui est resté ouvert et qui laisse voir sur une vitre sans rideau le reflet déformé, mais très lumineux, de la montagne. Là-haut le soleil frappe le calcaire. C’est une image saisissante en laquelle on peut lire une promesse ténue, presque un appel. Ce n’est pas un train que l’on attend ici dans la grisaille de ce fond de vallée, mais une envolée, un vrai départ qui nous agrandirait ! Je reste assis cependant sur le goudron du quai devant ce tableau montagnard qu’encadre la façade sombre de la gare.

 

Comme d’ordinaire je trace, je suis des lignes. Que ces lignes soient égales ou inégales, assurées ou malhabiles, importe peu. Elles n’ont d’abord d’autre but que d’aider à entrer en rapport aussi honnêtement que possible avec ce qui se présente : le non-lieu de la gare, l’attente, le mouvement du voyage, la montagne bientôt — ce site des Écouges que je ne connais pas, mais dont l’étymologie (excubia, « le poste de guet ») semble si prometteuse. Je trace des lignes pour voir, avant peut-être un jour, moi-même devenu fenêtre, de donner à voir…

 

Je trace, je suis les lignes : celles du chemin de fer qui maintenant remonte la vallée du Grésivaudan ; celles très claires du massif de la Chartreuse, sur le flanc duquel est perché un groupe de maisons modernes assez voyantes qui dessinent naïvement, avec leurs toits pentus bariolés, des caricatures de sommets alpins. Il y a là un effort de prise en compte architecturale du paysage environnant, mais celui-ci n’a été vu (pour autant que mon propre regard lancé de loin en passant me permette d’en juger) que comme un « paysage environnant ». On ne sort pas du cliché…

 

Un peu plus loin, perçant les bancs de brume qui stagnent encore dans les champs, voici les taches orange d’une colonne de chasseurs qui guettent, fusils relevés, le passage du chevreuil ou du sanglier. Un autre rapport à la nature s’exprime ici, plus violent, moins naïf. Je peux, en faisant un effort, admettre que le chasseur s’insère dans le cycle de vie et de mort qu’est la nature de manière moins artificielle que l’architecte qui a construit les maisons de tout à l’heure ou le contemplatif à plume que je suis. Mais dans les faits, la chasse n’est plus qu’un loisir morbide, une façon pour l’homme de réaffirmer sa domination sur l’animal et le territoire. À tout prendre, je préfère encore la candeur néo-rurale, ou mon propre guet désarmé.

 

Plus loin encore voici les barres d’immeubles avec leurs alignements de linge (toujours des lignes…) et leurs antennes paraboliques. On perd ici de vue la trame de la vallée. Pour peu qu’on avance le nez rivé au sol (comme ce passant pressé) ou les oreilles bouchées par des écouteurs (comme mon voisin de gauche), le monde disparaît. On ne peut même plus parler de rapport : tout semble mort. Il suffirait pourtant de relever la tête, d’aspirer un bon coup ; ou bien, si cela ne suffit pas, de monter rejoindre aux Écouges un autre poste de veille ?

 

 

 

 

2.

Le sens.

 

 

Le Domaine des Écouges apparaît comme un beau témoignage de l’évolution des relations de l’Homme à la Nature. À travers cette perception apparaît la notion d’évolution : hier l’Homme utilisait la Nature pour vivre, il se servait. Aujourd’hui quels sont nos rapports avec la Nature ?

Plan de gestion de l’Espace Naturel Sensible des Écouges.

 

 

Le site des Écouges est un domaine de 918 hectares classé « Espace Naturel Sensible », dont la vocation, précise le plan de gestion du Conseil Général de l’Isère, « est de devenir un pôle d’excellence en matière de préservation de la biodiversité et d’éducation à l’environnement. » Occupé par l’homme depuis plus de huit-mille ans (un abri sous roche a été fouillé non loin d’ici), il permet d’explorer différentes modalités du rapport de l’homme à la nature. Il fut d’abord un territoire de chasse pour les préhistoriques, devint au moyen âge un lieu de retrait pour les moines Chartreux (qui y ont construit et assez vite abandonné un de leurs premiers monastères), puis un site quasi industriel qui servait à la fabrication de meules (on peut facilement admirer la meulière des Écouges, une falaise de grès dans laquelle les meules, dont certaines laissées sur place sont encore bien visibles, étaient taillées à même la pierre, décollées et acrobatiquement ramenées à dos de bœufs) ; il fut enfin un site de production de charbon utilisé notamment pour la fabrication de canons (1670-1869), puis, au XXe siècle, une réserve de bois de chauffage ou de pâte à papier. Des fiches très claires (et, pour nous ce jour-là, les commentaires de Jean-Louis qui connaît bien le site) permettent de lire à même le paysage cette histoire, qui a pris récemment une toute autre tournure.

 

La chasse, la pêche sont désormais interdites, ainsi que l’exploitation forestière et les constructions nouvelles (hormis l’imposant gîte des Écouges, en contrebas de la ferme du Rivet que nous avons eu l’autorisation d’occuper pour un soir). Le pic noir, la petite chouette de Tengmalm, les insectes xylophages ont repris leurs quartiers (on pourrait même apercevoir, si la saison n’était pas si avancée, la belle Rosalie des Alpes). L’ampleur des travaux de fouilles et de protection de ces dernières années dit assez la volonté institutionnelle de donner au site une nouvelle signification. Mais celle-ci est d’abord une sorte de blanc, un arrêt, une attente. Quel sens donner à la protection d’un tel lieu — et, partant, à notre présence ici ?

 

 

*

 

 

À mesure qu’on remonte le sentier qui mène au Rivet, on savoure d’abord le simple plaisir d’une marche paisible, qui offre ses trésors à la curiosité du visiteur. On interroge les pierres (galets du chemin, comment êtes-vous arrivés là ?), on salue en passant un chevreuil peu pressé que je prends pour une biche, on repère les traces des anciennes activités humaines. On glane des informations, on apprend quelques bribes de la géographie, de l’histoire, de la grammaire du lieu…

 

On est pourtant loin d’en entendre la langue, d’entamer pour de bon un dialogue qui nous engage intimement. Si les connaissances naturalistes (géologie, botanique, etc.) ainsi que l’approche historique permettent de s’ouvrir à un temps et un espace élargis, elles peuvent aussi aller de pair avec une certaine mise à distance. Ce lieu — disons, cette belle hêtraie-sapinière que nous traversons en devisant — n’est certes plus un dépôt de matériau ou un parc d’attraction, mais il risque de devenir musée, objet d’étude ; quelque chose de mort, ou tout au moins d’extérieur. À l’inverse, un discours plus sentimental (le plan de gestion déjà cité note que l’heure est venue de « relations plus émotionnelles entre l’homme et la nature ») risque de faire retomber dans une vision rétrécie, vaguement hédoniste ou facilement mystique : le mythe d’un retour à une nature « originelle » (ce que nie toute l’histoire du site), ou celui d’une sorte d’harmonie fusionnelle qui a toutes les chances de n’être qu’une auto-manipulation mentale n’ayant de lien ni avec la vérité de notre expérience, ni avec la richesse du lieu.

 

Reformulons ainsi la question de tout à l’heure : comment établir avec ce lieu un rapport qui ne soit ni froidement objectif, ni étroitement subjectif, mais riche, vrai et vivant, et qui nous engage de tout notre être ?

 

Question sans réponse immédiate, et peut-être sans réponse tout court, qu’il convient d’oublier sitôt que posée…

 

 

 

 

 

Ce qu’il ne faut pas oublier de faire, c’est d’ouvrir grand les yeux — par exemple sur cette faille qui nous arrête comme elle doit arrêter, je suppose, tous les promeneurs. Les deux croix rouillées d’un vieil oratoire couvert de mousses magnifiques marquent ce passage comme le ferait un cairn (faille féminine, et artefact phallique !). Jean-Louis et moi voyons là un hommage rendu à la force du lieu plus qu’une tentative pour la conjurer ; Régis et Yvan ressentent la présence de l’oratoire comme une forme d’offense à la beauté païenne — mais le fait est que quelque chose ici flotte d’un rapport ancien, que le mythe assez simpliste rattaché à la faille (et que j’ai oublié) n’exprime pas.

 

On poursuit le chemin le long d’une allée presque solennelle bordée de grands arbres, jusqu’à la ferme du Rivet (le « ruisseau », qui coule non loin de là). C’est encore un bâtiment imposant, dont le toit refait à neuf arbore la croix de Lorraine, et qui jouxte une maison plus récente promise à démolition (elle bouche de toute façon la perspective) ainsi qu’une mare artificielle. En retrait au bout de l’esplanade, on aperçoit une chapelle et, au-delà, les alpages et les crêtes claires du Pas de Pierre Taillée.

 

 

Me voici dans la place.

 

 

Un peu gêné, d’abord. Intimidé par la richesse de ce lieu qui semble presque trop idéal pour cette sorte de guet qu’on est venu pratiquer ici. Bloqué aussi par cette question du sens de notre présence ici et du devoir d’en rendre compte. Quelle légitimité puis-je avoir à dire quoi que ce soit, moi qui ne suis qu’un simple lettré à qui sa condition d’assis et l’écriture en chambre ne suffisent plus ?

 

(Me revient ici en tête ce beau passage, cette injonction capitale de La Maison traversée d’Alain Lévêque : « ’’Prends l’air, sors ! ’’, ce fut l’injonction de mon enfance, l’exhortation maternelle. De là ma certitude que le dehors, le grand dehors, l’espace naturel, est le lieu primordial et qu’il a le premier comme le dernier mot. Si je vis si mal ma condition d’assis, c’est que je sais qu’enfermé je perds la parole. Sors et tu écriras. Pas de naissance sans ce contact suprême. »)

 

Il faudrait tâcher d’être à la hauteur du lieu et du moment. Ce n’est jamais si évident. Je choisis pour ma part — chacun sa manière, sa méthode — de ne pas tout à fait taire ce qui fait obstacle, à commencer par ce « je » qu’il ne suffit pas de biffer d’un trait d’encre pour le rendre transparent. Il faudrait, je voudrais être pareil à ce poisson amphibie qui vit dans les mangroves et dont les gros yeux globuleux possèdent une structure double grâce à laquelle il lui est possible de voir aussi bien en dehors qu’à l’intérieur de l’eau, tout en conservant une vision large et nette…

 

Je joue ainsi tant bien que mal les périophtalmes (c’est le nom du poisson). Je me glisse parmi les hautes herbes le long du mur humide, conservant par souci des convenances la bipédie humaine, mais les yeux grands ouverts en quête d’images à gober.

 

Au-dedans, c’est une image d’enfance qui d’abord se présente : une reinette d’un vert très printanier aperçue autrefois dans le grand parc de Ferney, vers l’âge de sept ans.

 

Au dehors, il n’y a rien d’autre que ce vieux mur percé d’ouvertures assez larges qui devaient servir à entreposer je ne sais quoi, et qui sont désormais des refuges pour les escargots et les araignées.

 

Puis soudain une grenouille rousse bondit entre mes jambes et, par son bond, relie les visions interne et externe en une brève flammèche de présence unifiée. La vieille mare, une grenouille s’en échappe, regarde-là : il est indubitable qu’elle se suffit à elle-même, comme notre présence ici se suffit à elle-même, et comme ce lieu aussi se suffit à lui-même !

 

Après tout, la volonté de chercher des justifications (économiques, écologiques, patrimoniales, sociales…) à la préservation d’espaces protégés, pour humaine qu’elle soit, relève toujours d’un utilitarisme plus ou moins borné.

 

« C’est parce que les êtres humains sont déconnectés de la nature qu’ils sont obligés d’énumérer les bénéfices qu’ils peuvent en tirer » (notaient déjà les auteurs d’un rapport sur les problèmes environnementaux préparant la conférence de Stockholm en 1972, et cité par Valérie Chansigaud dans Des hommes et des oiseaux, une histoire de la protection des oiseaux, Delachaux-Niestlé, 2012, p. 196) ; ce à quoi on peut répondre (avec Sir Fraser Darling, 1938, op. cit.) : « Je veux préserver la vie sauvage pour son propre intérêt, car elle fait partie de l’ordre des choses et, tout simplement, j’aime ça ».

 

Ou encore, comme l’écrit finement Jean-Christophe Bailly: « la biodiversité […] est encore trop souvent pensée comme une nomenclature, c’est-à-dire comme une liste de biens, c’est-à-dire à peine pensée – alors qu’il faudrait l’envisager comme le support d’une grammaire générative de gestes et de rapports, de côtoiements et de fuites, comme une gigantesque parade de comportements et d’ouvertures…» (Le parti pris des animaux, Christian Bourgois éditeur, 2013, p. 75).

 

Voilà ce qu’un instant je vois reluire dans l’œil rond et doré de la grenouille rousse qui, pour de bon, me regarde.

 

  

 

 

 

3.

La piste des chamois.

 

Ce qui compte avec les bêtes c’est le voyage immobile 

qu’elles sont et que nous pouvons faire avec elles

dans des régions de l’être inconnues ou incomprises

insoumises

 

Jean-Christophe Bailly, Le parti pris des animaux

 

 

Finalement ce qui peut-être m’attire le plus vivement en ces lieux de « pleine nature », ce qui m’arrache sans effort et presque à coup sûr aux ressassements exténuants du moi, moi-même et encore moi, ce qui à la fois me ramène à une sorte d’enfance primordiale plus vaste que l’enfance et me projette dans le mystère de la rencontre avec le vraiment autre, c’est encore et toujours l’animal.

 

L’arbre, la forêt, ne me sont pas tout à fait étrangers ; la pierre parfois me parle, les météores ne me laissent pas insensibles, les champignons m’enchantent ; mais l’animal ! Le simple fait de croiser un renard, un sanglier, un aigle suffit à mon bonheur du jour. Ce sont là des êtres vivants bien plus proches de moi que la pierre ou l’arbre, et en même temps si différents de moi que c’en est presque vertigineux. Le fil conducteur de cette nouvelle marche — nous avons décidé de monter jusqu’au Pas de Pierre Taillée, à un peu plus d’une heure de la ferme — sera donc la faune.

 

On suit d’abord Jean-Louis en quête des couleuvres à collier. Dès les premiers pas c’est encore manière de retrouver quelque chose des sensations d’enfance, l’image de ces beaux reptiles enroulés qu’on allait débusquer dans les pierres chaudes, avec quelle curiosité ! Ici remontent derechef les souvenirs, que je gomme après coup mais qui disent aussi l’importance vitale de ces contacts noués avec la nature pendant l’enfance : « il faut commencer dès l’école primaire à arpenter le terrain pour acquérir un savoir empirique de la nature », dit Gary Snyder à son ami Jim Harrison (Aristocrates sauvages, Wildproject éditions, 2011) — sans quoi les chances de préserver en soi l’étincelle du sauvage, du vivant, s’amenuisent encore…

 

La couleuvre, cependant, pas plus que l’enfance n’est au rendez-vous : sous la grande plaque métallique que soulève Jean-Louis, rien d’autre que des fourmis. On jette tout de même un œil sur le réseau des galeries et le grouillement des ouvrières affairées autour des œufs pareils à de petits grains de riz, puis on franchit les clôtures et l’on s’enfonce à nouveau dans la forêt.

 

C’est au sortir du bois que Régis fait le signal attendu (ce signal que le chasseur paléolithique resté tapi en nous continue d’espérer) : rémiges bien écartées et de belle envergure, voici l’aigle royal qui vient planer juste au-dessus de nous. C’est peu dire qu’il se moque de notre présence — un marmotton lui siérait davantage. On scrute son vol ample et silencieux jusqu’à ce qu’il disparaisse derrière les crêtes. On le reverra un peu plus tard, houspillé puis chassé par un grand corbeau jusqu’aux confins du paysage…

 

L’apparition de l’aigle augmente d’un cran l’intensité de la perception, en même temps qu’elle nous relie à toutes ces autres fois où nous l’avons rencontré. Les paroles échangées ici ne distraient pas de l’expérience du lieu, mais l’enrichissent et la prolongent : dans les anfractuosités de ces parois calcaires apparaissent des fragments d’Écosse, des bribes de bivouacs alpins, tous nos souvenirs de hauteurs. On marche d’un pas de plus en plus dégagé, jusqu’aux alpages de Fessole.

 

Les deux premiers chamois broutent en lisière à quelques dizaines de mètres du refuge. Devant leur élégance d’antilope on ne peut que se jeter au sol, et sortir les jumelles (ou l’appareil photo) : ah, ce masque noir, ces cornes fines ! Il y a là une femelle avec son petit. Comme souvent on ne les voit que dans la douceur de la belle saison, sans pouvoir mesurer à quel point l’herbe broutée maintenant, dans l’urgence de l’automne, doit permettre d’affronter l’inévitable disette hivernale. Avec le bouquetin et le petit mulot des neiges, le chamois est le seul mammifère qui demeure actif en montagne l’hiver (comme le montre le superbe film documentaire d’Erik Lapied Les Seigneurs de l’hiver); il en paie souvent le prix fort, pour peu que l’hiver soit rude… On souhaite à ces deux-là un printemps victorieux.

 

On s’engage sur le chemin assez raide de Pierre Taillée, laissant en contrebas les alpages qu’occupe maintenant tout un troupeau de chamois (il y en a très exactement dix-sept). Certains individus semblent avoir déjà abandonné leur pelage d’été — à moins qu’il ne s’agisse de la variété locale qui est, dit-on, plus sombre que dans les Alpes. On pénètre enfin dans ce que les cadastres nomment les « terres vaines », terres inutiles pour l’agriculture et pour les activités habituelles de l’homme. Une fois franchis quelques pierriers, nous voici au sommet d’un petit promontoire assez semblable au pont étroit d’un navire.

 

Le soir tombe, on rentrera de nuit. Épicéas noirs, lignes bleues des crêtes, falaises de calcaire gris-blanc perçant le vert des forêts. On reste ainsi un moment à humer l’horizon dégagé, sachant qu’on ne pourra ni rester, ni revenir avant longtemps.

 

« Vivre là ? C’était impossible. Tout le charme des lieux ne venait-il pas du séjour fantomatique que nous y faisions ? » (Alain Lévêque, op.cit.)

 

Demain, dès cette nuit sans doute, on annonce un brusque coup de froid ainsi que des averses…

 

 

 

 

 

4.

Le travail.

 

 

Dimanche matin, les chamois de l’alpage doivent être bien trempés… L’averse s’est emparée du lieu qu’elle emplit, qu’elle habite avec une assurance qu’on lui envie. Absolument chez elle. Bourrasques, coups de vent dans les volets et sur le toit toute la nuit. Brouillard à l’aube sans lumière, puis maintenant cette grisaille paisible et cette rumeur ample qui résonne à travers la forêt.

 

Je me réfugie dans le travail. C’est un authentique travail, une relique campagnarde protégée de l’averse par un abri tout neuf. Quatre gros rondins le supportent : l’étymologie tri-palium, trépied, s’est perdue, mais des photos en noir et blanc attestent pourtant de l’existence de travails à trois pieds (je suppose qu’on a dû estimer que quatre étaient tout de même plus stables). On accrochait ici les chaînes qui soulevaient le bœuf à ferrer. À première vue, c’est vrai que le travail évoque un instrument de torture ; mais cette immobilité forcée (à laquelle me contraint aussi la pluie sans laquelle je serais déjà en train de crapahuter dans la forêt ou les ruines) permettait aux bovins de ne pas se blesser sur les chemins caillouteux. La vraie torture pour l’animal (sans commune mesure avec celle que connaissent aujourd’hui, par millions, les bêtes industriellement abattues), c’était probablement le transport des meules.

 

Le temps de griffonner cela et le brouillard efface les falaises. Un rougequeue, plus là pour longtemps, fourrage sur les rondins glissants. Les trilles des mésanges et les sons épars des clarines ponctuent le silence de l’averse. L’eau dégoutte du toit : poc-poc-poc-poc-poc… Le cri d’un geai. Le rire d’un pic. Le brouillard qui s’en va, qui revient.

 

Je pars rôder seul du côté de la chapelle, vestige d’une habitation dont le maître devait patriarcalement veiller à l’édification morale de ses ouvriers-paysans… La porte en est close (on n’aperçoit guère, par le trou de serrure, qu’une croix à demi cachée sous une bâche), le fronton encore orné par une statue de Joseph et de son fils (encore l’enfance…), les briques des contreforts et des fenêtres sont usées mais intactes, et les murs maculés d’inscriptions. Il y a quelque chose de candide dans cette obsession d’inscrire son nom dans la pierre, l’arbre, la table, de dire à d’autres qu’on est passé par là, de se le prouver peut-être à soi-même ou de faire signe pour plus tard ; mais est-ce que ce n’est pas peu ou prou la même manie qui m’anime quand je m’assois à nouveau pour écrire ?

 

Quand même, faire signe, laisser trace, nous reste nécessaire, ne serait-ce que pour maintenir l’intensité du regard et la possibilité du partage. 

 

 

L’esplanade autour de la chapelle est bien entretenue, l’herbe fraîchement fauchée. Une palissade empêche le passant distrait ou l’enfant de tomber dans le vide. De très grands hêtres barrent le paysage de toute façon bouché par le brouillard, et protègent un peu de l’averse qui a repris de plus belle (bruit tempétueux de cette chute d’eau tout juste déviée par les feuillages).

 

Avant de revenir au travail, je jette un œil au belvédère où une table d’orientation désigne cocassement ce qu’occulte le brouillard : la vallée de l’Isère et le bourg de Saint-Marcellin. Insidieusement l’odeur des buis mouillés à nouveau ramène à un rêve d’enfance : celui de cette nuit agitée, si ouvertement nostalgique ; celui d’autres enfances de Juifs cachés dans ces parages. C’est à Saint-Marcellin que Barbara, adolescente, s’est réfugiée pendant la guerre, et que lui a été donnée bien des années après, à l’âge qui est aujourd’hui le mien, la chanson « Mon enfance »: « ô mes folles années perdues, ô mes quinze ans, ô mes merveilles, que j’ai mal d’être revenue… » Probablement la chanson la plus poignante écrite sur le sujet…

 

Aussi « installés » puisse-t-on paraître dans nos demeures de sédentaires, est-ce qu’on ne reste pas malgré tout plus ou moins exilés, réfugiés, pas résistants (ce serait trop héroïque et prétendre cela en ce haut lieu de la Résistance, indécent) ni tragiquement misérables comme ces migrants qui viennent s’échouer chaque mois sur les côtes européennes, mais quand même réfugiés, allant d’îlot en îlot, sans fondement vraiment solide, sans île, sans continent ?

 

Ainsi la mémoire, qu’elle soit individuelle ou collective (et les deux se rejoignent), entrouvre-t-elle aussi les portes de ce lieu. Ainsi les Écouges, ce matin de pluie, près de cette chapelle désaffectée, devient-il cet îlot où s’intensifie quelque chose d’une vieille nostalgie.

 

Le temps d’une averse.

 

Puis — ce n’est sans doute que très provisoire — cela s’apaise, le brouillard à nouveau se déchire, et l’on ne voit plus qu’un pré vide, un grand hêtre, une ligne de crêtes gris sombre qui se découpe sur le ciel gris clair, et l’on revient alors à petits pas trempés.

 

 

 

 

 

5.

Marcher sous la pluie, écrire avec ses pieds.

 

 

J’ai l’habitude d’écrire avec la pluie, par temps de pluie, installé assez confortablement à la fenêtre pendant que l’averse s’abat sur la montagne. Il est alors facile de se montrer sensible à ses rythmes doux, à ses tracés sur la fenêtre de toit, voire de sentir que la pluie nous relie au grand cycle de l’eau. Mais écrire sous la pluie, et qui plus est en marchant à grands pas !

 

Me voici cette fois condamné au mutisme, carnet fermé, avec des gouttes plein les yeux. D’abord je marmonne quand même malgré l’eau qui glisse sous la capuche ; puis je finis par me taire. Je me replie, je me voûte sous les trombes. Le champ de vision est restreint à un cercle de pierres luisantes cerné de fantômes d’arbres. Je voudrais pouvoir dire que je suis la pluie, ou arbre sous la pluie. Plus facile à dire qu’à être !

 

C’est d’abord une autre forêt que je traverse, une forêt de mémoire : ces quelques arpents de silve équatoriale arpentés autrefois avec obstination. Le brouillard entre les arbres, les branches pendantes, les mousses luisantes, les odeurs de putréfaction et de bêtes dans cet air saturé d’eau : tout me ramène à une version froide de la forêt amazonienne. La croisée de ces deux pistes forestières, je la reconnais pour ce qu’elle n’est pas du tout : telle autre piste où j’ai campé naguère. Ce n’est certes pas déplaisant de s’offrir au lieu du Vercors attendu une petite balade guyanaise climatisée (pas de serpents, pas de sérieux risque d’égarement, pas de sueur ni de moustiques…). Mais il y a aussi une certaine pauvreté à tourner ainsi perpétuellement en rond sur la piste de son propre parcours. Entre le dehors et le dedans, le dedans une fois encore l’emporte.

 

Un parterre de russules rouges me ramène au réel. La pluie redouble. On marche un peu plus vite. On tente maintenant une boucle, un détour, avec l’espoir secret de s’égarer ou de voir surgir un cerf, un chamois, un lynx, un dahu, un orignal ou un mégacéros ! Je formule pour ma part le souhait plus modeste d’une simple salamandre : le temps est idéal et cela fait des lustres que je n’en ai vue.

 

Deux virages plus loin en montant sur un chemin où nous ne devrions pas être et où nous ne nous engagerons pas davantage (la carte confirmera notre relatif égarement), la voici qui traverse: une calligraphie de jaune et noir brillant qu’ornent les deux gouttes plus brillantes encore de ses yeux apeurés. La salamandre ! Aussitôt l’engrenage des souvenirs se reforme, se déforme et se brise, et tout cela qui, bien plus que la pluie, alourdissait la marche, se dissipe comme brume au soleil. Absolument semblable au gosse qu’on est encore (mais sans s’attarder davantage sur les étonnements de naguère), on se retrouve à quatre pattes devant le batracien.

 

En tant que rappel, la rencontre fortuite avec un animal sauvage reste décidément plus efficace qu’un coup de gong. Quel phénomène étrange fait qu’on reste sidéré, au point de s’oublier avec une facilité qu’on n’a pas d’ordinaire ? Peut-être est-ce parce qu’est resté bien enfoui en nous le souvenir d’un passé commun à tous les vivants. Peut-être est-ce là au contraire la confrontation ébahie avec ce qui nous est si différent (cette rencontre avec la salamandre vaut rencontre de Martien), ou bien encore le simple contentement, ou l’immense soulagement, de constater que la vie existe encore en dehors de nous. Un rappel du dehors, en tout cas, diablement efficace.

 

On repart de plus belle, d’un pas plus nonchalant, plus léger :

 

Pour franchir [les] crêtes futures

un mot à vous

à vous et vos enfants :

restez ensemble,

apprenez les fleurs,

allez léger…

(Gary Snyder, traduit par Olivier Delbard, Montagnes et rivières sans fin, éditions du Rocher, 2002).

 

 

Marcher dans la forêt pendant une longue averse, c’est se donner la chance d’être surpris, mais c’est aussi surprendre la forêt telle qu’elle est lorsqu’on n’y est pas. Si cette forêt m’a d’abord évoqué l’autre, l’amazonienne, ce n’est pas seulement en raison des méandres de mon propre parcours mais parce qu’elle a bien un air d’étrangeté qui ne la fait plus ressembler à la forêt habituelle : je la vois comme en mon absence et, ce faisant, m’absente. Le monde apparaît. L’arbre apparaît : cet arbre là, précisément, ce vieux chêne. Je connais cette sensation-là, qui ouvre à l’improviste la porte du poème : une fois franchie il faut changer de langue, ou se taire, ou encore — écrire avec ses pieds ?

 

Maintenant, oui, enfin, on marche pour de bon dans la forêt des Écouges, ou de la Belle Écoute. Le tonnerre gronde, la pluie continue de s’abattre sur l’herbe lourde des champs où ne paissent plus les vaches. On se laisse porter par le rythme de la marche, la percussion assourdie du pas sur le chemin pierreux. On dégringole sans avoir à réfléchir à une direction ni à se méfier d’aucun obstacle : la ville ne permet guère cette marche tellement insouciante où l’on met en berne les vigilances secondaires.

(Jean Follain — qui est mort prématurément fauché par une voiture… — se plaignait de cette obligation à rester attentif lorsqu’on parcourt la ville, alors que le poète devrait pouvoir se laisser aller à la suprême inattention, qui est naturellement une forme haute et vive d’attention ; et Jim Harrison ne dit pas autre chose : « Pour un gars de la campagne comme moi, le problème est que le niveau d’attention dont j’ai besoin en ville m’épuise très vite. » op.cit. p.83).

 

À bien y réfléchir, si la seule écriture ne me semble pas tout à fait satisfaisante pour entrer pleinement dans le grand mouvement des choses et si j’éprouve assez souvent la nécessité de lui adjoindre une pratique plus ambulatoire, c’est peut-être parce que la main reste trop inféodée au mental, à cette conscience rationnelle sise en notre cerveau et qui suppose et élargit la séparation entre l’homme et le monde. De fait, si l’on figure par une image la place relative que tiennent les différentes parties du corps dans le cerveau, on constate que la main occupe à elle seule une zone cérébrale équivalente à la tête et plus importante que tout le reste du corps. Les pieds sont plus indépendants. Ils obéissent moins au cerveau et davantage au sol — en l’occurrence à un parcours dessiné d’abord par la géographie du lieu ainsi que par les va-et-vient des bêtes et des bipèdes qui nous y ont précédés…

 

On écrira ainsi, avec nos pieds, les dernières lignes de l’escapade.

 

Le cerveau humain et la zone motrice primaire, d'après A. Leroi-Gourhan et La Recherche, in G. Camps, Introduction  à la préhistoire, Librairie Académique Perrin, 1982.

 

Au détour du chemin, voici pour terminer, juste après une cascade superbe, les ruines d’une église construite par les Chartreux, que protège désormais un toit démesuré. Alors, quel trésor est-ce qu’on protège ici avec tant d’égards ? — Juste un autel de pierre, sans ornements, sans statue, comme une attente ou un accueil. Juste une de ces vénérables ruines en lesquelles s’opère le lent glissement de l’humain vers le non humain mais où « la nature refait surface sans que les traces de la culture disparaissent pour autant ».

 

« Penchons-nous donc sur ces ruines qui mêlent intention et hasard, nature et esprit, passé et présent, mais aussi résolvent en ce lieu la tension de leur opposition… » (Alexandre Chollier, Autour du cairn, Héros-limite, 2010, pp.98-99)

 

Penchons-nous un moment et puis, faisons encore un pas de plus jusqu’à ce très vieux hêtre, vestige végétal devant lequel il convient de s’incliner discrètement avant de disparaître sans plus laisser de traces…

 

Salut vieille branche, poursuis pour nous la veille !

 

 

 

Texte initialement écrit pour l’Atelier géopoétique du Rhone (puis retiré du site),

au gîte du Rivet, en septembre 2013.

 

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

 

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