Paris, janvier 1997

En ce temps-là, citadin moi-même, je n’aimais pas la ville. J’écrivais :

Paris-cauchemar, Paris-souterrain. Cette odeur de pneu brûlé, cette moiteur que même l’air froid de janvier ne lave pas. Des hommes sont couchés à même le sol, à cause des sièges écartés ou séparés par des vitres qui les empêchent de s’y allonger pour dormir. J’ai honte. Je n’ose pas les regarder.

Au sortir du petit théâtre de la Pépinière où j’ai retrouvé France Léa, j’avance d’un pas trop rapide le long des corridors déserts. Lumière blafarde. Cinq militaires armés de mitraillettes et des gendarmes immobiles comme des personnages de cire me regardent passer. Plus loin un groupe de cinq ou six jeunes gens visiblement éméchés sautent les barrières de contrôle en braillant : « On va se battre, hein ! On va se battre, là c’est sûr ! »… Le métro. Tension, nerfs à vif. Les affiches de tout format obligent à lire quinze, vingt, trente fois de suite les mêmes slogans vides de sens. Crispation, violence sourde, et en même temps cette étrange paralysie qui semble engourdir les gens. Dans le wagon du métro deux jeunes ivres se battent en riant frénétiquement. En face de moi un monsieur noir ferme à demi les paupières avec un air fatigué. À côté de lui un autre Noir couvre un cahier d’équations compliquées. Aphasie générale et frénésie sporadique que chacun fait mine d’ignorer — mais je sens la peur, le malaise derrière les yeux baissés, sans doute parce que j’ai moi-même peur et que je suis mal à l’aise.

Je pourrais me faire tabasser par ces jeunes gens excités : personne ne bougerait, c’est certain ! On regarderait ailleurs, impatient que ça finisse, ou que la rame s’arrête, honteux et impuissant comme je le suis devant les mendiants. Et moi, qu’est-ce que je ferais si j’étais témoin maintenant d’une agression ? Je regarderais ailleurs ?

Je regarde ailleurs. Je regarde l’ongle du pouce du monsieur noir, et sa grande main qui couvre sans trembler la page d’équations compliquées comme une partition d’orchestre. À main droite un couple d’amoureux s’embrasse, petite bulle de tendresse qui apaise. Les ivrognes s’en vont. La jeune fille maghrébine de la rangée d’en face me lance un regard tellement beau que je manque fondre en larmes.

Paris, 18 janvier 1997

 

*

Ce matin je me lave à l’eau froide puis pars marcher jusqu’à la Seine. Temps bruineux et frais. Cris des mouettes, quelques canards au loin, la voix d’un saxophone assourdie par le vacarme des voitures et des trains. Une grue jaune dans le ciel gris. Les mouettes, les mouettes, les mouettes. Des branches à la dérive dans l’eau couleur de bronze. La bruine. Une plume. Et la voix du saxo, plus humaine que toutes les voix humaines.

Jardin du Luxembourg, la bruine crépite sur le sable des allées et le carnet désormais presque illisible. À mon arrivée une corneille perchée sur une grille se met à croasser. Les mouettes tournent autour du bassin à moitié gelé. Les passants sont rares, un couple cherche en riant à s’éclabousser ou à se faire tomber l’un l’autre sur la glace du bassin. La plupart restent cependant silencieux.

Il me semble que je marche dans les pas d’un autre, comme si je revenais sur les lieux de mon enfance. C’est peut-être parce que j’ai lu beaucoup de livres et vu beaucoup de films qui se passaient à Paris ; c’est sans doute parce que je suis venu ici autrefois ; mais en fait je ne me souviens de rien, ni de mes lectures, ni des films, ni de ces anciennes escapades parisiennes (tout au plus quelques images que rien ne relie entre elles et qui ont l’inconsistance des rêves). Je me dis alors que tout l’espace ici est tellement saturé de mémoire que ce sont les souvenirs des autres qui me traversent à mon insu. L’histoire individuelle se dilue quand on marche longtemps dans les allées de ce Jardin, et l’on devient plus poreux, perméable, disponible à tout ce qui se présente. Sans feuilles pour le cacher du paysage urbain, sans l’affluence des beaux jours, il faut dire que le Jardin du Luxembourg n’est plus que sable clair, eau figée, arbres morts, cris d’oiseaux, silence austère : on se croirait dans le jardin d’un temple zen.

La cloche du Sénat sonne le quart de deux heures. Beaucoup marché. Suis fatigué. Épaule en bouillie. La pluie crépite sur le carnet.

19 janvier 1997

 

*

Un pochoir sur un mur représente Charlie Chaplin s’écriant avec un air furibard : «Silence! On tourne pas rond!» La bruine grésille sur la rue du Repos. Je retrouve bientôt le cimetière du Père-Lachaise.

Costume noir très strict, cheveux courts, coupe au bol et chapeau rond, une femme à l’air vraiment sévère passe très vite en boitant. Crissements de ses chaussures sur le pavé mouillé.

Une asiatique en noir que je ne vois que de dos cherche une tombe sur la carte du cimetière.

Trilles des mésanges. Bruine et rumeur de la ville.

Un vieux couple passe, l’homme portant béret bleu marine.

Une cloche sonne un coup.

Une grosse femme au teint rougeaud, manteau brun et chapeau noir, marche les bras ballants, avec dans l’allure un rien de fatigue mécanique. Elle s’assoit bientôt sur le banc d’en face.

Voici soudain tout un groupe de touristes qui tourne autour de la statue de Casimir Perier. L’instant d’après, il n’y a plus personne. La femme fatiguée est repartie. Sirènes dans le lointain.

Cette tombe sans croix, sans plaques, sans fleurs : la mousse la recouvre entièrement, le nom qui y était inscrit n’est plus lisible, et un merle moqueur y picore. (Encore une image qui me poursuit de loin en loin et que je ne manque jamais : la tombe sans nom, et l’oiseau qui s’y perche.)

20 janvier 1997

Boulevard de Charonne : un énorme camion s’arrête pour laisser passer une toute petite dame.

Bouche pâteuse, l’esprit flou, je traverse le métro et la gare comme un automate. Remugles de croissants rances et de lait chaud. Fumée des cigarettes.

Dans le TGV qui me ramène à Lyon, les compagnons de voyage parlent appartement, investissement, réinvestissement, bagnole, fric. Les trois types en cravate répètent : investissement, accord, calculer, gagner, perdre, fric, infrastructures, bénéfice, production, illusions (ne pas s’en faire), avec beaucoup de sigles que je ne comprends pas.

« Tu peux rien : c’est la vie, ça ! »

« C’est l’occasion qui fait le larron dans la vie, là ! ».

Les grandes baies vitrées du TGV duplex bleuissent lentement. L’horizon pâlit, bleuit encore au-dessus de la campagne sombre. Câbles et poteaux électriques dans le ciel bleu nuit. Champ noir, champ vert, ciel gris qu’un train bleu traverse.

J’aime les trains. Infiniment. Je passerais ma vie à écrire à la fenêtre d’un train.

Brume sur les champs gelés. Silhouette des peupliers dans le ciel de brume. À l’horizon, montagne de brume.

Flaques de givre, brume sur la terre brune, arbres nus.

Et le train file…

21 et 22 janvier 1997

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

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