Var, 2018

1.

Hyères, port du Niel

 

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C’était hier, huit heures du soir, l’île en face brillait au soleil et l’on restait assis dans l’ombre, silencieux, attentif à quoi ?

Bruits du ressac, vacarme d’un concert dans le grand parc aux pins tordus, rires des enfants qui n’en finissent pas de jouer les canards plongeurs parce que l’eau transparente laisse voir des chemins, des prairies, des montagnes, des vallées que l’on survole comme en rêve en planant, en glissant…

Passent deux goélands, une libellule, un avion, une demi-lune pâle dans le ciel limpide. Filent les souvenirs d’enfance dont la toile englue de son poison le pauvre nostalgique, ou nourrit le prédateur encore avide d’éternité.

« Regarde, il y a un chemin qui longe la falaise ! − D’accord, mais il est barré, ton chemin, et sais-tu bien où il va ? » Déjà l’île en face charbonne et les contrastes s’atténuent. Les cigales crient moins fort, la chanteuse s’obstine et le public de vacanciers débonnairement lui répond. Le mouvement du ressac, on le perçoit maintenant avec une acuité plus vive, presque inquiétante, on prend conscience qu’il a commencé à entrer en soi comme une mélodie répétée qu’on fredonne mentalement, parce que cela fait suffisamment longtemps qu’on est assis là ou parce que le crépuscule du soir lui donne davantage de gravité.

Un goéland miaule.

Trois jeunes gens franchissent la barrière pour suivre le sentier « interdit » du littoral.

Cette fois c’est très net : le ressac sonne plus fort, le feutre sur la page crisse plus fort et les cigales reprennent de plus belle leur tapage. La lumière s’attarde en beaux à plats de bleu-blanc-rose miroitant, une barque qui sort du port ballotte mollement, le flamboyant chromo méditerranéen vire au pastel et l’on sait que l’on vit étrangement le premier, le dernier jour d’une vie d’avant ou d’après, au bord de cette inatteignable enfance que l’on prolonge, que l’on déplore, que l’on enterre en silence ou à grand renfort de ces paroles refusées dont l’ombre s’éteint à l’instant où le soleil s’éteint et où l’on referme d’un coup sec le carnet violet.

 

2.

La Foux, Villa Noailles

 

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« L’encre serait de l’ombre ? » − Presque plus d’encre, mais beaucoup d’ombres rendues très franches par le soleil brutal qui pousse au retrait, qui dissout, qui enferme, et l’on proteste à peine parce que le soleil et les ombres sont une fatalité.

Le bouddha décapité demande : « Alors, quel effet cela fait d’occuper la place du mort ? »

Le cri des cigales creuse jusqu’au malaise, à tue-tête, à crève-cœur, creuse sans raison parce que la chaleur rend fou et donne juste envie de creuser.

Villa Noailles les arbres crient, a-t-on jamais entendu cela ? À force de scruter les troncs gris les enfants repèrent la petite forme aux ailes translucides, du même gris exactement ; ils poussent alors de grands cris à leur tour, et la cigale se tait. Avec hésitation ils approchent la main, et la cigale s’envole.

Passent un grand rouquin et un blondinet suceurs de glace accompagnés de leurs parents, et l’on observe, de haut, de loin, les différents tempi de la vie : les plus petits courent et sautent de mur en mur, de tronc en tronc ; les jeunes gens marchent à pas lent, comme perdus dans le petit dédale de buis du jardin ; les adultes restent assis et s’éventent.

Lauriers roses, toits couleur ocre, et la mer floue font un décor de peintre heureux : plus tard on dira en regardant ses toiles que la vie aurait pu être belle.

Puis la scène se fige dans la chaleur pesante.

À l’intérieur de cette Villa moderne où, naguère, André Gide joua les hamsters sur une roue bricolée pour amuser les oisifs (des photographies en attestent), je ne vois vraiment qu’un tableau, une nature morte de Picasso qui attire à elle, comme l’aimant la limaille, toute la tristesse du monde.

« Qu’est-ce que tu vois ? – Un bonhomme qui pleure. – Je le vois aussi. » Et je pleure.

 

 

3.

Île de Porquerolles

 

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Dans le sillage du bateau on laisse se noyer la douleur, la peur, et le vacarme du moteur emporte les mauvais silences. Toute la mémoire des voyages remonte, bien brassée, bien vivante. Prendre le bateau pour gagner l’île, c’est encore franchir une frontière : à l’accostage on comprend qu’ici, on saura être heureux.

 

 

4.

Abbaye du Thoronet

 

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Ni l’ombre, ni la lumière, ni le silence ici ne sont une menace : comme sur île, comme sous l’eau, comme en forêt ou dans certains lieux retirés de montagne, on marche dans ce cloître à la lisière du temps. La question d’être heureux ou de ne pas l’être ne se pose plus.

 

 

5.

Fondation Maeght

 

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Ce n’est pas seulement ce très grand tableau de Simon Hantaï qui éblouit, avec ses fragments de glace sur fond de sépia automnal qui évoque ces débâcles heureuses qu’on scrutait autrefois dans les ornières des chemins ; toute cette vaste pièce entre d’évidence en harmonie avec les trois toiles exposées, Hantaï, Tàpies et Joan Mitchell (le Bonnard, curieusement, semble en retrait), qui, ayant poussé l’observation de la nature jusqu’à ce point d’abstraction où la frontière entre le dehors et le dedans se dissout, procurent un de ces allègements d’âme dont on a tant besoin (et qu’on ne trouvera certes pas dans l’exposition ad nauseam de cerveaux qui pollue par ailleurs toutes les autres salles de ce beau lieu, et qu’on doit à Jan Fabre – on note son nom pour l’oublier).

6.

Cap d’Antibes

 

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On franchit la frontière ouverte de la mer, du dessus au dessous, du vacarme au silence, des bavardages d’enfants et stridulations de cigales aux cliquetis sous-marins, du plein soleil au bleu nuit, de l’humain au marin : on passe les bornes d’un autre monde et comme en apesanteur on glisse sans effort à la poursuite des bancs de poissons argentés, de dorades, de petits bagnards rayés de jaune et bleu, qui ne s’écartent pas, et l’on frôle du bout des doigts la chevelure ondulante des rochers, les membres flasques des anémones, comme parti dans la forêt profonde ou par-delà les monts, Ulysse à la dérive enfermé dans une autre sorte d’île toute bruissante de son propre monde intérieur, happé par une rêverie abstraite, poissonneuse et sans mémoire. L’exploration dure longtemps et pourrait durer encore bien davantage si l’eau ne devenait si froide, si les avions qui passent en grondant dans le ciel du Cap et si la montre ne rappelaient à la raison de la surface, et l’on ressort enfin transi et ravi, ne désirant désormais rien d’autre aussi ardemment que plonger plus profond.

En comparaison le monde de la plage est bien pauvre, avec ses alignements de bipèdes qui sardinent sur le sable.

 

7.

Avignon

 

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Fin de fête dans la fournaise de l’été. Passent les derniers couples qui s’embrassent en suant, et la cohorte des acteurs hagards continue de défiler entre les affiches arrachées et les tracts piétinés. Le ciel trop bleu se voile enfin, la soirée recommence dans les derniers éclats de plus en plus épuisés, les ultimes déambulations et ces conversations qui semblent des répliques théâtrales.

« La vie sans mur », promettait l’affiche en bas de ce qui fut pendant quelque temps notre rue. Nos vies projetées, rêvées, déclamées, maquillées. Ici j’ai cherché une fois encore certains fantômes. Je savais bien qu’ils m’attendaient, place de l’Horloge ou sur la grande roue. Je ne risquais pas d’être seul. J’ai retrouvé le jeune garçon qui pleurait devant cette caricature du temps qui passe, et le jeune homme un peu plus loin, et la femme qu’il épouserait, qui n’est plus là, et sa mère aussi qui n’est plus là non plus – tous les fantômes. J’ai vu transpirer Anquetil à quelques pas de moi, avec son maillot jaune, la route qui défilait, son regard clair et cet immense cri de douleur qui ne m’ont plus quitté, puis tout s’est achevé dans les dissonances et les coups de couteaux de la musique de Piazzolla.

Une coccinelle décapotable jaune passe encore dans notre rue. Tous les appartements ouverts sont des scènes de théâtre où l’on joue la dernière de Fin de partie. Fin de fête dans la fournaise de la dernière soirée, fin de partie.

Les comédiens au dernier jour ne la joueront pas, cette « fin de partie » qui ne disait rien à personne (ils sont rares les malicieux qui jugeaient beau de finir sur cette fin-là). Dans la rue gagnée par l’obscurité un type vocifère, auquel personne ne prête attention parce que c’est sans doute du théâtre, ou que ce monologue de folle colère a déjà été entendu cent fois sur les scènes. Les cigales s’obstinent. Les passants aussi s’obstinent encore un peu, mais avec moins de conviction : la fin du festival des cigales n’est pas pour tout de suite, elle.

On marche dans les rues jonchées d’affiches et de tracts qui n’annoncent plus que des spectacles impossibles. Plus de mille cinq cents spectacles pour un nombre de spectateurs qui, lui, n’a pas augmenté au fil des années : pour la plupart des compagnies c’est l’échec assuré, la faillite parfois, la salle presque vide, et tant d’efforts pour un si triste résultat ! Je pense à cette femme qui, hier, a téléphoné à tous les journalistes du listing (probablement plus d’une centaine) pour supplier : c’est presque la fin, je n’ai pas eu un seul article, venez… Je pense à tous ces spectacles à moitié réussis, parfois franchement navrants, ou honorablement médiocres, distrayants, sans nécessité réelle aux yeux du spectateur et qui ont pourtant demandé de la part de l’auteur, de l’acteur, du metteur en scène, une implication aussi forte que pour tel autre spectacle éblouissant dont on ressort rincé et essoré comme après un long voyage initiatique, dont on rêve ensuite des nuits durant et puis qui nous poursuivent encore tout au long de la vie parce qu’on se souvient qu’il s’est passé, ce jour-là, quelque chose qui avait touché au cœur !

Un mois dans la fournaise à jouer, à tracter, à parler à mille inconnus, à mettre et remettre des affiches, à quémander souvent, à attendre, à espérer, puis plus rien. Au mieux, la satisfaction d’avoir fait ce qu’on devait et le soulagement de ne plus avoir à s’échiner (dit une femme), à souffrir. Au pire, l’amertume de la défaite, le compte à découvert, les contrats qui ne viendront pas, toutes les petites humiliations accumulées qui se bousculent dans la tête et font battre aux tempes une triste musique.

On marche dans les rues. « Je suis désolé Madame, nous sommes sur le départ ! L’année prochaine, peut-être… » Il faudrait limiter le nombre de spectacles, bien sûr, mais qui le ferait ? « Pas la mairie, pas la direction du festival du Off, dit une autre, ils ne sont là que pour empocher la thune. » Ici on parle avec envie du théâtre amateur à but non lucratif ; là on se tait, on boit une bière devant la salle vide où on ne jouera pas faute de spectateurs. Les cigales s’en fichent, la température repart de plus belle et atteint les quarante degrés. Fin de fête dans la fournaise d’Avignon.

 

Var, juillet 2018

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

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