LABYRINTHES DE NUIT
J’attends les images.
Entouré d’images j’ai fait de la place pour accueillir celles-ci. D’abord j’ai résisté à la tentation d’ouvrir à la va-vite la grande enveloppe que me tendait la factrice (« trop grande pour votre boîte, j’ai préféré sonner »). J’ai attendu qu’il fasse beau, que les autres habitants de la maison soient partis en balade, pour m’installer à la table du séjour baigné par la lumière d’avril. J’ai allumé un bâton d’encens, rempli la théière de cet excellent thé japonais qui ne fait pas trembler mais, en principe, aiguise les sensations : petits rituels sans pesanteur – n’exagérons rien, je ne me suis pas remis à psalmodier des mantras ni assis en lotus sur un zafu bariolé, j’ai juste pris le temps d’attendre.
C’est ce que je fais souvent, guettant les signes des saisons (aujourd’hui, printemps ensoleillé – mais on sent déjà venir l’orage qui va jeter à terre les dernières fleurs du prunier), tentant de lire les messages anonymes qui balisent ma route, obsédé des pare-brise, monomane des fenêtres, les jumelles à portée de la main pour le cas où surgisse le bouvreuil, le faucon, l’aigle (il y a un couple qui tourne au-dessus du village, sans doute parce qu’a commencé le nourrissage des aiglons).
J’aime les images et le goût du thé – première gorgée.
Ces images-là sont cependant d’un autre ordre, puisque ce sont cette fois des artefacts qui procèdent d’une intention qui n’est pas sans lien avec le mouvement de la nature, mais qui s’en distingue. Elles sont le produit d’une autre attente, d’une autre écoute, d’autres gestes que les miens, puis d’une offrande à laquelle je me dois de répondre un peu comme je me sens poussé à répondre aux sollicitations du Dehors, mais avec cette fois le sentiment d’entamer un dialogue moins menacé d’artifice rhétorique que celui que j’entretiens avec la route, le poirier ou la théière.
Une autre gorgée.
Je regarde l’enveloppe, commence à m’impatienter de ces prolégomènes. L’expérience va commencer. J’ouvre.
L’odeur de l’encre, la peau de papier cristal qu’on détache (l’une des gravures n’a pas tout à fait fini de sécher) puis voici que danse l’autre écriture rutilante, contrastée, de cette sorte de lettre à chacun et à moi-même adressée : ce labyrinthe logogrammique.
De part et d’autre de la piste de terre brune ça foisonne de signes narquois. L’index te désigne le haut, le plat, le chemin à suivre, mais tu préfères planquer ton vélo et t’enfoncer dans la jungle. Ah, bien sûr, il y a de l’animal dans ces déliés, de la trompe d’éléphant et des lianes, des chauves-souris qui gîtent dans l’antre du figuier étrangleur, et des visages de lune hilare qui surveillent ta progression.
Un jeune garçon aux cheveux longs chevauche un tamanoir. C’est le grand jour, la grande nuit de son initiation. Tout autour le noir scintille, l’espace rutile, les formes jubilent, et le garçon avance à travers le labyrinthe des signes. Voici une caverne – il fallait s’y attendre – ornée par un sorcier à trompe de charançon et masque de toucan. Fraye-toi un passage dans la nuit de naissance de Michaux, tu sais, « qui fait houle, houle, qui fait houle tout autour », fraye-toi un passage pour le seul plaisir de la trace, sans te soucier de la sortie. Mais oui, tout est énigme. Toute image est énigme. Tout ce qui apparaît, tout ce qui disparaît, tout ce que tu étais et tout ce que tu deviens est énigme. Énigme est l’écriture de ta langue oubliée, jamais apprise, jamais parlée, seulement tracée ; énigme le mouvement, l’ordonnancement, le beau chaos d’encre qu’encadrent les contours arrêtés.
Sur ce chemin les rêves écartent les parois, font de la place, font naître de nouvelles formes à l’intérieur des formes. Ici s’ouvre une salle où résonne la mélopée d'une partition improvisée pour lithophone et sax en clé de sortilège. Passe par les notes, passe par les rythmes, passe par les traces, baisse-toi, lisse-toi, déporte-toi – le rêve va plus vite que toute réflexion et, d’intuition en intuition, te mène vers une issue qui vient par le dedans.
Trace, trace. L’odeur de l’encre dans le vent printanier.
Le rhino noir, de son œil halluciné surveille l’orée de ta route et toi, tu es étendu sur la banquette arrière et tu regardes défiler à l’envers la montagne de nuit. Voilà, tu es sorti.
La forêt la nuit
respire chuinte murmure
laissant reluire
la clarté d’un lever de lune
violent comme une aurore.
La forêt la nuit
respire et redessine
avec patience les contours
de ton visage d’arbre.
Tu es arbre
tu es lune
tu es feuille chue, hibou
tu es coq de roche à l’entrée de la grotte
tu es algue et nervure
tu hantes tes profondeurs végétales
tu rampes dans ton fouillis.
Fais-toi feuille fais-toi secret
joue les lutins les farfadets
enfant, camoufle-toi
te voici phasme, grenouille-feuille
hippocampe, ibijau à tête de souche
− et bien sûr
ce n’est qu’un jeu
comme de laisser sur la glaise
une fausse empreinte de loup
pour faire croire ou faire peur
pour faire comme si
car cette forêtn’a pa s plus d’épaisseur
que les cartons découpés d’un théâtre d’ombres
ou que ces images du rêve
dont on sait néanmoins qu’elles recèlent en leur flou
tout le peu que l’on sait
de la réalité.
16 avril 2016