Merci pour les jours heureux
Merci pour la joie sans ombre...
Jacques Bertin
HAÏKUS DE MAI
Grand vent
premières gouttes lourdes
parmi les lilas.
Fleurs de pissenlit
soufflées par
le vent et l'enfant.
Rose sombre
sur fond de ciel sombre
les fleurs de lilas.
D'où vient cette brume
qui ravive le mauve des lilas ?
Le feu du voisin.
Après la pluie
plus vert le poirier
plus rouge le bouvreuil.
14 et 15 mai 2008
AUPRÈS DE L’ENFANT (1)
Auprès de mon arbre, je vivais heureux…
Brassens
Les fleurs blanches du poirier ne sont déjà plus qu'un souvenir. Jours de pluie et de longs nuages. Les couleurs, les lumières sont superbes. Soudain la maison semble cernée par les ombres. Le brouillard retombe. Le cœur palpite un peu, repris par l'inquiétude habituelle. Le temps tracasse. L'enfant est couché, maintenant. La musique s'arrête.
*
Fin d'après-midi pluvieuse : ciel gris, feuillages très verts. Je retrouve la table de la mezzanine, les toits de la grange, du hangar, du village, le lampadaire éteint. Une cheminée fume encore, qui ajoute encore un peu de gris au ciel.
L'enfant ronchonne pour avoir son « coucou », et la tétine en caoutchouc que je lui refuse « parce qu’il est grand maintenant », puis veut de la musique (une main décidée m'arrache de ma chaise et me mène à la petite chaîne hi-fi), puis son livre préféré évidemment coincé derrière le radiateur. Long et périlleux sauvetage entrecoupé de pleurs, puis le livre apparaît et l'enfant s'en saisit avec fébrilité. Confortablement installé sur le canapé, il contemple maintenant les pages en poussant des cris de satisfaction devant ses images préférées : tracteur, cheval, camions, « nounou »…
Cela n'a l'air de rien mais on ne saurait rêver mieux. C'est peut-être trop tranquille, trop infime, trop intime, trop domestique pour être dit. Cela passera à l'as comme le reste. On risque la stagnation, certes. Mais même le long des côtes de tel pays où plus rien ne tremble s'accumulent les limons qui l'ébranleront un jour (un jour la Guyane a tremblé). Ce qui suffit. Il faut rester vigilant, attentif aux tremblements (voici le bus scolaire qui emportera l'enfant dans quelque temps).
L'enfant proteste vivement contre le carnet, le stylo et ce père trop distant. Il m'entraîne et veut que je danse avec lui sur « Donde estas, Yolanda », l'espagnolade qu'interprète Pink Martini (lui tourne comme une toupie jusqu'à tomber à la renverse). On tourne, on y retourne…
18 et 20 mai 2008
AUPRÈS DE L’ENFANT (2)
Fin d'après-midi, le soleil revient un peu et les bêtes se réchauffent sur la terrasse ; à l'intérieur il fait à peine quatorze degrés. Cri-cri continu des insectes. Vert éclatant des tilleuls. Un peu de poivre dans les narines annonce les allergies d'été. Cet été, je ne le sens pas trop. Pas seulement à cause de l'allergie. Le bureau sous les combles ne sera pas prêt, il faudra poursuivre les travaux de la maison et différer encore un peu plus d'autres travaux déjà trop différés. Comment ne pas s'affaler dans une routine confortable et stérile ? Comment continuer à voir, à vivre vivement ce lieu qui, avec le temps, risque de perdre de son étrangeté ? Le premier printemps, j'en avais tellement rêvé, et le voici qui file, déjà passé, emporté vers l'été (une saison que j'appréhende toujours). L'écriture, décidément, me manque.
Fin du soliloque, il faut laver l'enfant. Pas la plus ingrate des tâches domestiques, tout de même ; il y a pire manière de tourner en rond. (Sa manière à lui : vingt fois le tour de la terrasse à poursuivre, solidement campé derrière sa tondeuse à gazon miniature, le chat affolé et la chienne complaisante.)
Pour mémoire, un peu de vocabulaire léonin :
- ankalin : la musique ;
- cocou : le doudou ;
- abou : le camion, la voiture, tout ce qui roule ;
- ado, adou (et variantes) : je veux (emploi fréquent) ;
- caca : l'oiseau, mais aussi le caca et le pipi ;
- bobo : comme en français ;
- i-la : la chienne Patawa (anciennement, papa) ;
- a nounou : l'ours sous toutes ses formes, mais aussi son livre préféré…
Parfois quand le soir est tombé et qu'il est l'heure de se coucher, le voici pris d'une frénésie d'activité qui va jusqu'à l'affolement : il sort tous ses jouets, tous ses livres, court d'un bout à l'autre de la chambre comme s'il voulait revivre en quelques instants toute la journée écoulée, ou tout au moins la prolonger encore un peu en manifestant une vitalité exagérée (voyez comme je n'ai pas sommeil !) qui ne l'empêchera pourtant pas de sombrer, après une crise de larmes à fendre le cœur, dans un profond sommeil. L'inquiétude du coucher semble un phénomène assez universel, qui unit dans un même serrement de cœur les peuples dits premiers, mon tout petit enfant, l'oiseau de Buson (« Tout un long jour / mais jamais assez long pour l'oiseau / chantant, chantant… ») et le narrateur de La recherche du temps perdu.
En Guyane on n'avait pas le temps d'y songer. Cela tombait d'un coup, sans crier gare et sans crépuscule, façon cabot perfide qui mord par derrière ou couperet de guillotine. À Maripasoula il n'y avait guère de soirées. On arrivait à la nuit déjà vidés, les yeux brûlants, hébétés, cernés par les bruits du village, écrasés de chaleur.
Deux soirées en tête : celle où, profitant d'une accalmie, je tentai de lire à voix haute quelques pages de ce qui deviendrait Le Grillon de l'automne parce que je n'en pouvais plus de l'éternel été (hurlements des chiens, course-poursuite dans le village en pyjama, puis longue prostration, claquement de dents et nerfs brisés...). Une autre où nous rentrions à grands pas après nous être trop attardés (peur de la malaria) dans la lumière des lampadaires, mille insectes vrombissant alentour...
22 mai 2008
SOUS LE PORTIQUE AUX CHÂTAIGNIERS
Hautes herbes
ultime plaque de neige
vent gris.
Vacarme des motos
on rêve alors
d'un accident.
Qui parle de silence ?
Ni le champ ni les arbres
aux mille clameurs.
Accroupi dans l'herbe
aux aguets, immobile
animal traqué.
Vent du soir
sur les hautes herbes
une caresse.
23 mai 2008
LA PORTE DES PINS
(notes du Mont Dondon)
Cinq heures, j'hésite un moment à la fenêtre devant l'averse, puis pars finalement en direction du Champet.
Bruine
limace orange
bouquet de violettes
chant du pouillot
pente raide et glissante
pistes forestières
arbres croulant de mousse
mousse vert glacier
ciel chargé
les Bauges
un rougegorge
deux rougegorges
trois rougegorges qui s'égosillent.
Encadrant le chemin
ces deux pins :
la porte de quoi ?
Troncs coupés
sentinelles
au long de la piste.
À l'approche du torrent
une odeur
parfaitement marine !
Trois chaises et un banc
c'est la cabane du mont Dondon
1425 m.
À l'intérieur, voici dans un cadre la photo jaunie d'un jeune homme souriant, et ces mots : « Lionel, c'est dans ces bois que tu as passé les plus beaux moments de ta courte jeunesse. Face à la maladie, tu as eu un courage exemplaire, aussi aujourd'hui nous te demandons de veiller sur nous. »
Je reste un moment assis là parmi les verres, les casseroles, le bois, les journaux, les toiles d'araignée. Un bon refuge pour revenir peut-être plus tard pour quelques jours de retraite.
À mesure que l'on monte
petits névés
criblés d'aiguilles.
Le vent du col
la rumeur du vent
le long des crêtes dénudées
ombres furtives d'oiseaux noirs
(grives ? corneille ? tétras lyre ?)
Les nuages gris clair
défilent le long du ciel pâle
là
voilà
quelque chose ici se passe
c'est bien rare
les bienfaits du col
une fois encore...
le long hululement du vent
ne fait pas trembler que les arbres
neige
perce-neige
souvenirs d'Écosse et de lande nue
l'orée
la sortie
un rayon de soleil lunaire
deux casse-noix
un accenteur alpin
je suis chez moi !
Forêt noire et nue
qu'éventre
la boule blanche du levant —
entre les troncs noirs
la montagne blanche
martèlement d'un pic
le vent gémit
et soudain surgit un cerf
un grand cerf
suivi par deux autres grands cerfs
puis deux autres encore là dans la neige
je suis au milieu du troupeau de cerfs
je les ai surpris, ils me regardent et puis
détalent en silence
pris dans la danse des bêtes et du vent je m'affole
je quitte le sentier et file à quatre pattes –
ça y est ? je suis passé ?
Mais le paysage est le même et le Champet encore loin. C'est ce vent qui affole, mais qui a fait aussi que les cerfs ne m'ont pas entendu venir. Moment le plus vif.
Torrent
bouquets de gentianes de Koch
montagne d'un vert froid et gris
chemin lumineux
filant dans la neige.
C'est ici, assis parmi les buissons de rhodos sans odeur, après avoir traversé vingt cours d'eau et la tête encore troublée par la rumeur de la fonte, c'est ici qu'il faut songer à faire demi-tour : trop de neige encore, et la pluie qui arrive. Le sommet est encore un peu plus loin, mais la vue est superbe. Tout en bas, le petit mont Aiguille, la Savoyarde — et tout au loin la dent du Chat. À main gauche, Valpelouse.
Un coucou.
Quelques gouttes d'eau.
Retour sous la bruine.
Je rate un embranchement, descends bien trop bas jusqu'à la route du Bourget, remonte à quatre pattes le torrent, comme naguère.
La porte des pins
je sais maintenant
ce qu'elle ouvrait.
24 mai 2008
PERDU
Pluie et vent
le chat perdu
doit avoir bien peur.
Les lilas se fanent
seul le vent
fait claquer la chatière.
Sur la terrasse froide
nul félin ne se réchauffe
le fauteuil aussi est vide.
*
Un grand vent tiède balaie les arbres, plie les bouleaux, fait trembler la vallée. Les vitres vibrent. Parfois cela devient effrayant : un craquement, et voici le poirier, le grand épicéa, le frêle bouleau à terre…
Le vent a emporté jusqu'à la photo du chat affiché à l'entrée du village avec la mention : perdu.
Au soir tombant je regagne mon poste de la mezzanine, face aux collines de la Provenchère en direction du chef-lieu de La Table. Le vent souffle toujours, ébouriffant les arbres fruitiers, chassant les nuages. Vaste pan de ciel bleu très pâle, qu'un avion doré traverse. L'appel d'un merle. Le souffle des bourrasques. Cela va faire trois mois que nous sommes installés au Villard de la Table. Nous y aurons laissé sans doute le chat Chadek : la présence de la Guyane s'estompe, décidément. Peut-être est-il quelque part dans la forêt, pas encore dévoré (cela ne saurait tarder). Je le revois prostré sous l'averse tropicale, au moment de sa longue maladie (et j'avais dû le perfuser des semaines durant et avais réussi à le maintenir en vie en lui faisant avaler de force une sorte de bouillis gluante). Les chats ont sept vies ; comment a-t-il pu les brûler si vite ?
Je voulais écrire un peu, retrouver le fil des souvenirs de Guyane pendant qu'il en est temps — mais je reste à regarder la ligne des collines de plus en plus sombres à mesure que la nuit tombe, comme paralysé. L'enfant dort juste à côté, il ne faut pas faire de bruit. Les lampadaires du village se sont allumés. Le vent s'apaise un peu.
Finalement, c'est mieux de se taire.
Le drame, aujourd'hui : le chat perdu ; l'escargot nu se tordant sur le sol, la coquille écrasée par mon pied meurtrier ; le sang qui perlait à la bouche du lézard attrapé par la chatte ; la branche arrachée du petit prunier.
La beauté, aujourd'hui : le vent mugissant dans la vallée, dans la montagne, et cette pluie de fleurs et de feuilles ; le silence, ce soir, quand l'électricité saute et que tout s'arrête.
Finalement, se taire.
25 et 26 mai 2008
RETROUVÉ !
Grand vent, bourrasques chaudes, lumière blanche, pluie lourde, branches et feuilles tout au long de la route — les équipes d'EDF sont à pied d'œuvre pour tenter de dégager les lignes. Les arbres plient — chez les Cuquat les branches du bouleau ont fini par casser.
Pendant la tempête, capitaine nonchalant, je bois mon thé, un œil sur le ciel en panique et l'autre sur ma tasse. Pas question de se risquer sur ce pont glissant balayé par la pluie !
Minuit, un miaulement rauque : efflanqué, affamé, sale et boiteux, mon chat Chadek réapparaît ! Je savais bien qu'il ne pouvait avoir épuisé chacune de ses sept vies — mais il en aura usé une de plus : à quatre ans il entame ainsi sa quatrième vie ; il mourra quatre ans plus tard sur mes genoux, le jour où s'achèvera l'écriture du livre de Guyane…
*
Ce sable rouge
laissé par le vent —
rêve d'Essendilène.
Sur la terrasse
un peu de sable du Sahara
et l'on songe à repartir.
27 et 30 mai 2008
© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.