Automne

Gravure de Jérôme Bouchard, « Forêt » 

LA FORÊT, PAR SURPRISE

 

 Gravure de Jérôme Bouchard, « Feuillage nocturne » (24,5 x 24,5)

 

Depuis trois jours l’automne nous tenait enfermés. Bruine, brouillard et averses alternaient ou se mêlaient, enserrant la maison d’un bâillon froid. Parfois un coup d’œil à la fenêtre rappelait au désordre du monde et la maison redevenait radeau ; puis passé cet instant de flottement on se détournait, repris par le repli ordinaire comme par un ressac.

Un peu avant sept heures je suis sorti, je ne sais plus sous quel prétexte — la poubelle à jeter ou le brusque souci du courrier qu’on avait négligé de relever la veille et l’avant-veille. Vue depuis l’extérieur, la maison m’a paru étrangère. J’ai regardé les fenêtres éclairées, la façade sombre et puis, au lieu de revenir, je me suis engagé sur le chemin des bois.

C’était le soir, dimanche soir, il était bien trop tard pour la moindre escapade, il avait recommencé à pleuvoir et il fallait préparer le repas, laver les enfants, terminer tel travail avant la reprise du lundi… Sur le moment, marchant mécaniquement je n’ai pas réfléchi. Mon pas s’enfonçait déjà dans les bogues molles et les fougères pliées quand j’ai fini par me dire qu’après tout, je pouvais bien me permettre ce détour jusqu’aux grands châtaigniers, à trente mètres de l’enclos. J’en ramènerais des girolles peut-être pour le dîner.

*

Le touriste peu habitué à l’altitude sent sa tête tourner lorsque le téléphérique le dépose brutalement à plus de deux-mille mètres ; ainsi pour moi de cette sortie imprévue. L’odeur des orties, l’asphyxie du brouillard, le vert rutilant des mousses et le moiré des feuilles brouillaient les sens et me grisaient. Je n’avais plus de vision d’ensemble, plus même de notion claire de l’endroit où j’étais (qui aurait pu paraître inquiétant s’il n’avait été si familier).

Je me suis laissé guider, j’ai traversé le grand champ que les disques blancs des coulemelles parsemaient de signes fantomatiques, j’ai franchi les ronces de la lisière où j’ai cueilli en passant une poignée de girolles, puis j’ai pénétré dans la forêt.

Des tracas quotidiens et de la claustration il ne restait plus rien. Je marchais à travers cette forêt rendue spectrale par le brouillard, ni affolé ni égaré mais simplement déplacé, jeté hors de cette place où je me tenais encore quelques minutes auparavant et où il me semblait avoir laissé ma silhouette et mon nom.

Soudain des lueurs se sont éclairées, réverbères lilliputiens ou pistes d’atterrissage pour lucioles. Dans la pénombre du sous-bois tout un peuple de champignons luisait. C’était inouï. Jamais je n’avais vu ainsi luire les champignons, dont il me semblait surprendre sans le comprendre le langage secret : Aristote découvrant sur la plage la lueur bleue diffusée par certains poissons échoués, ou Darwin traversant pour la première fois, en pleine tempête, un banc de méduses luminescentes, ne furent pas plus surpris ! J’étais au centre d’un cercle de braises vertes tracé par ce qui ressemblait à d’assez grosses girolles (je songerais plus tard, sans aucune certitude, au clitocybe lumineux), dont l’insolite sabbat ne m’effrayait pas mais semblait m’inviter.

J’ai poursuivi mon chemin, tâtonnant à travers ce sous-bois morcelé, ensorcelé. J’ai tourné autour des troncs trempés, ruisselé de rocher en rocher, slalomé entre les amanites, me perdant quand je perdais les lueurs, me retrouvant lorsque je les retrouvais…

*

Une part de mon être est restée en ces bois. Une part de mon être habite toujours cette forêt, même les jours de pluie et de brouillard, même quand la nuit est tombée et qu’il n’y a plus personne, même quand je n’y pense pas. Une part de mon être tremble et luit là-bas comme une petite veilleuse obstinée : c’est par ses yeux que je vois quand j’écris, par ses oreilles que j’entends, à travers ses parfums d’humus et de feuilles que je sens, par les pores de sa peau de pluie que je touche, par sa bouche peu bavarde que je parle ; c’est elle qui, maintenant, en mon absence, dans sa distance, prend et pose la plume devant la lampe, et murmure, et se tait.

Ce n’est pas moi qui écris mais la forêt, par surprise.

 

 

LES TROMPETTES DE LA MORT

 

 

 Gravure de Jérôme Bouchard (21,5 x 21,5)

Quelque tristesse se mêle généralement à l’impression que peuvent faire des voix placées à une grande distance. Cet éloignement rappelle celui des heures, et il semble que ces voix nous laissent pour jamais…

Senancour, Rêveries, cité par Philippe Jaccottet dans Taches de soleil, ou d’ombre.

 

Ce jour-là on se piquait aux jeunes houx, on trébuchait sur les vieux cauchemars épineux des bogues, on glissait entre les traînées de lumière accrochées à la bave des limaces et la noirceur striée du sang des ronces, traquant ces bien nommées trompettes de la mort dont les pavillons noirs, évocateurs moins de joutes flibustières que des plus grandes joies d’une enfance montagnarde, demeurent presque invisibles si l’on reste à hauteur d’adulte mais apparaissent aussitôt un peu partout (et surtout le long des troncs pourris dont ils semblent suivre la décomposition comme des urubus alignés guettent le prochain effondrement du voyageur) dès lors qu’on se tient courbé à hauteur d’enfant, au plus près de l’humus.

On était en famille, trois générations réunies. Le sous-bois résonnait des clameurs des petits. Ce jour-là comme naguère, rabaissé à la hauteur d’un enfant de six ans en ce lieu des cueillettes familiales, j’aurais voulu chanter de gratitude devant cette générosité de la vie, des sous-bois, de l’automne. C’était, à leur tonitruante manière, ce que faisaient les enfants, et ce que je n’osais plus.

Les enfants ne savent pas, ou si peu, à quel point ces champignons et ces fruits qui les émerveillent ne sont peut-être là que pour préparer l’hiver. Les champignons, les châtaignes rutilantes protégées par ces bogues qui enfoncent leurs épines souples sous les ongles ou font aux coudes et aux genoux des blessures pareilles aux piqûres des méduses, disent l’abondance mais annoncent aussi bien son imminent contraire : bientôt le sous-bois sera nu, les clameurs se seront tues, et tout enseveli. Cela, on l’entendait distinctement, lugubrement, dans la plainte de la buse qui cerclait au-dessus de nos têtes.

On était là pourtant à cueillir les trompettes, tournant dans ces bois où un petit fantôme enfant se piquait encore aux bogues, au houx.

À un certain moment j’ai redressé la tête. J’ai regardé les châtaigniers éventrés, le sous-bois qu’un frisson parcourait, la lumière qui se voilait, les feuilles qui tombaient. Les voix s’étaient éloignées, qui ne semblaient plus que cris de paon au fond d’un parc. J’étais seul face à un vieux hêtre tordu tout enserré de lierre. J’apercevais par intermittence, au loin, toujours à moitié masquée par les arbres, une silhouette féminine dont je me demandais si c’était la sienne, celle d’une promeneuse inconnue ou, pourquoi pas, d’une biche, de quelque animal assez digne et inquiet en lequel elle aurait pu aisément et sans crier gare se transformer. Les bogues faisaient en tombant un petit bruit de pétard. Je regardais le sous-bois d’un regard flou. Je tremblais.

Ce matin-là elle avait dit en se levant : c’est le premier jour où on sent ce froid-là ; la lumière revient mais on sent ce froid-là.

J’ai baissé à nouveau la tête, me perdant parmi les feuilles, fouillant, écartant le fouillis avec un bâtonnet, tout à cette tache étroite, sans autre perspective que de remplir le sac et sans penser au festin à venir, à ce moment où on se retrouverait autour de la tablée, lorsque cette parenthèse heureuse de la première, de la dernière cueillette de l’automne serait presque refermée.

En vérité c’était un jour incroyable ! On avait quitté le théâtre ordinaire de la semaine et du travail pour revenir tous ensemble dans ces bois ! C’est pour cela que les enfants étaient si joyeux et chantaient, et trompétaient. Mais la voix de l’enfant qui criait « mamie, mamie », à l’entendre de là-bas, depuis l’autre bout du sous-bois, avait pris une tonalité presque sépulcrale, comme voilée de l’ombre d’un reproche, d’une urgence.

« Mamie, mamie ! »

La voix de pure exubérance de l’enfant heureux des retrouvailles, quand on l’entendait de là-bas, dans la distance (tout comme on entend maintenant son écho depuis cet autre lieu, encore plus retiré, de l’écriture), cette voix se teintait de quelque chose de triste, comme une plainte ou une protestation, oui, il y avait là comme une protestation, ce que soulignait le fait qu’on n’entendait absolument jamais de réponse.

« Mamie ! Mamie ! » — puis plus rien.

Les voix des adultes sont plus rentrées, comme celle si souvent blanche de mon père, ou comme la voix de mon propre soliloque : cette voix intérieure qui n’ose pas la clameur, cette voix déjà un peu cassée, voilée, mouillée, cette voix de sous-bois. La voix de l’enfant, elle, se déploie dans la lumière, et de l’entendre alors si éclatante permettait de mesurer le retrait où l’on se situait désormais — ainsi peut-être que la grande ferveur serrée en ce retrait comme en une église.

Car à ramasser les trompettes de la mort tout en marmonnant comme je le faisais, chaque geste en acquerrait une intensité nouvelle. Je savais ce que je faisais, ce qui se passait, ce qui passait et s’accumulait là-bas sous les feuilles, je savais de quoi et pourquoi je faisais des réserves. Je savais bien quel hiver on préparait là et que c’était pour le partage, ensuite, pendant qu’il était temps, d’un poème, d’un repas.

C’est, ce sera, c’était tellement doux. Tellement loin déjà. Tellement doux. Oh, sur le moment, on ne sait jamais assez à quel point (et même de le savoir…).

On s’en voudrait pourtant de trop dramatiser car c’était au fond si simple. Il n’y avait qu’à rester là penché entre l’ombre et la lumière à fouiller de la main sans plus craindre de s’égratigner aux ronces du réel, aux bogues des souvenirs. Il serait bien exagéré de vouloir à tout prix lire dans ces évocations de sous-bois, dans ces silences et ces éclats, des signes quelconques. Il n’y avait et il n’y a là aucun signe, aucune intention cachée d’aucune force surnaturelle, mais juste l’entente fugace et hasardeuse d’une sorte d’accord mineur, d’une harmonie intime déployée dans l’espace par les cris mêlés des enfants, du silence, de la forêt et de la buse.

Encore ces craquements, ces appels, le rire d’un pic. On débouchait enfin dans la lumière. On continuait la cueillette, on traquait les trompettes comme une vérité. Parfois un léger vertige nous revenait, lorsque la terre souple et noire paraissait s’affaisser sous le pas. Ou bien c’était une sorte d’hébétude singulière qui nous saisissait devant l’étrangeté d’être là, encore là, dans cet espace encore commun où l’on pouvait poser nos paumes sur les mousses, rôder au bord du temps, s’adosser contre un arbre vivant derrière lequel se tenait embusqué un enfant.

On continuait, on continue, on continuera la traque.

C’est sans fin, tout entier tendu vers la fin.

Un intervalle qui sera suivi d’un autre intervalle, qui sera suivi d’un autre, d’un autre, d’un autre, à chaque pas, chaque heure, chaque journée, chaque automne, chaque saison, et l’écriture aussi qui creuse le soliloque n’est rien d’autre qu’une façon de continuer à rôder dans ce sous-bois de son enfance où l’on sait qu’on n’a fait qu’effleurer la merveille d’être là.

Ô le jeune houx tout déchiré de piques et tout luisant ; ô le vieux houx là-haut aux feuilles adoucies. Ô ce gouffre dans lequel volontairement on descend, où l’air est plus pesant, plus humide, et où l’on ramasse, à pleines poignées, les plus grosses et brillantes grappes de trompettes de la mort.

 

 

L’ULTIME RAPPEL 

Gravure de Jérôme Bouchard, « Sous-bois » (12 x 12)

 

C’est vergogne sans doute d’anticiper ainsi sur les adieux. Cette année-là je pensais bien pourtant que ce serait la dernière et, fourrageant parmi les bogues, je nous sentais déjà glisser à la lisière du temps, notre présent comme un bolet rongé…

L’année d’après nous sommes pourtant revenus dans ce même bois pour le rituel de la cueillette. Je me suis replongé dans ce fouillis forestier comme dans les liasses d’un vieux texte laissé en attente. La saison était beaucoup plus avancée, on annonçait la neige, et il y avait au sol tant de feuilles qu’on peinait à dégager les trompettes. J’ai attrapé et relâché quelques grenouilles couleur de terre, salué les grillons de l’automne, et puis je me suis enfoncé dans ce grand trou où j’avais l’an passé trouvé les plus gros champignons.

Ils étaient là, ensevelis, difficiles à atteindre. Je les ai cueillis religieusement, avec la gratitude qui s’imposait.

Là-bas, au fond du trou, on n’entendait plus la moindre clameur. L’air paraissait plus doux, plus léger, comme si, une fois les adieux faits, tout ce qui désormais advenait était une sorte de cadeau, de rappel : ainsi à la fin du récital la chanson que l’artiste entonne a capella et qui n’a pas la gravité du final qui l’avait précédé.

Cette insouciance, je me suis dit qu’elle n’était pas seulement due à la douceur de l’air. Ce n’était pas non plus seulement parce que la lumière passait mieux à travers les feuillages largement ajourés et donnait au sous-bois un aspect rassurant, chaleureux, pas funèbre du tout. Je me suis dit que c’était l’écriture de ces lignes à propos des trompettes qui m’avait permis de gagner en légèreté, qu’écrire n’était donc pas si vain.

Peut-être cependant en ai-je exagéré la portée; peut-être était-ce seulement que l’imminence de la fin nous pousse à nous détourner, à faire semblant de croire que l’ultime rappel est le premier d’une longue série, que le concert va pouvoir continuer alors qu’on voit très bien que les techniciens remballent déjà le décor et que le régisseur s’impatiente…

Ainsi en tout cas ai-je fouillé les feuilles de la fosse, sans paroles, sans nulle pensée morbide, et sans autre projet que de patiemment, consciencieusement cueillir les dernières grappes de trompettes de la mort.

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

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