Hiver

 

LA FORÊT DE L’ILLUSION

 

Ce n’était pas seulement la neige molle qui ralentissait mon pas mais une sorte de fatigue, un manque d’allant qui me faisait considérer avec distraction et presque indifférence ces traces que j’étais venu suivre. Une fois encore j’étais parti sur un coup de tête, en coup de vent, après y avoir songé pendant plusieurs semaines et à un moment qui ne m’arrangeait pas. Au moins l’état d’esprit dans lequel je me trouvais était-il, en un sens, le plus favorable : je n’attendais vraiment rien de cette inutile escapade.

Au pied du porche aux châtaigniers quelqu’un m’avait précédé en raquettes et avait déposé un tas de foin sec: j’ai supposé qu’il s’agissait d’un chasseur, pour attirer les bêtes. Le braiment faux et fou d’un âne qui, sans doute, me saluait, a résonne du fond de la combe. Je l’ai salué discrètement, les yeux plissés j’ai traversé le grand champ blanc et, solennellement, je suis entré.

La forêt en hiver ressemble à une église dévastée, les faisceaux de lumière froide passant brutalement par les vitraux brisés et le toit effondré. J’ai quand même admiré en touriste ses ruines, et le contraste impeccable des feuilles noires gorgées d’eau déposées sur la neige. Les boulettes luisantes des crottes de chevreuil ponctuaient ma progression comme les abois des chiens : le rapprochement pouvait sembler facile mais il y avait un lien, car c’était jour de chasse.

Comme souvent, marcher dans la forêt enneigée m’a mis un peu mal à l’aise. Pas seulement à cause de ce toit ajouré ; pas à cause du silence (le bruit des pas dans la neige et le frottement des vêtements sont en fait assez assourdissants) ; pas par peur des crevasses et des glissades non plus (je connaissais le terrain) mais parce que toutes les allées et venues étaient soudain apparentes. On se sent observé. On ne peut pas avancer sans laisser de traces. Même une chute, un demi-tour, une hésitation sont visibles sur cette surface qui ne souffre aucun repentir… Ce sentiment que j’aime tant d’être caché, je ne l’éprouvais presque plus, et c’était comme de nager dans une eau trop limpide qui laisse voir le fond, ou d’évoluer à flanc de falaise par un jour de beau temps avec en contrebas un à pic vertigineux. Je préfère ne pas voir.

Je me suis assis dans la neige. En contrebas le torrent, gonflé par la débâcle précoce et brutale, faisait un bruit de chute d’eau. Il était déjà trop tard pour trouver dans les bois enneigés l’oubli, l’enfouissement. Une mésange s’est posée assez près de moi et a lancé ses trilles. Les chiens ont aboyé.

Soudain j’ai oublié les traces, j’ai oublié de les regarder et d’en laisser, j’ai oublié les tensions, les présences, l’absence qui m’entouraient, dans ce geste très simple et apaisant de poser la paume de mes mains sur la mousse humide.

Ici retoucher terre.

Reprendre souffle dans la distance — distance modeste, ce n’était pas ici la taïga, la forêt boréale, et plus du tout l’Amazonie, on entendait même encore les coqs du village, et la route de la vallée passait à deux pas. Distance pourtant presque inconcevable, tant la vie du village n’est pas celle de la forêt.

Franchir les portes de la forêt c’est comme, pour le retraitant, passer la palissade du monastère qui pendant plusieurs mois ou plusieurs années le séparera du monde habituel. Naturellement j’exagère, car ce genre de retraite ne suppose pas un tel engagement et ne dure que le temps d’une promenade assez nonchalante au fond ; mais l’attention pourtant se ravive, et certaines visions qu’on n’ose même pas espérer deviennent alors possibles…

Qu’est-ce qui a pu passer, là-bas, entre deux troncs, alors que rien ne bougeait et qu’il n’y avait pas de vent ? Qu’est-ce que c’était que cette ombre ? Une boule de lichen roulait encore, comme soufflée par un coup de ce vent que je ne sentais pas du tout. Autour le trait sombre des troncs s’est fait plus net, les rochers plus tranchants. Le vert des mousses et des épicéas à l’instant s’est rallumé. Je n’ai plus entendu les chiens, ni la route, ni les oiseaux.

J’avais l’habitude de ces signes, en général trompeurs, qui donnent l’impression qu’on a franchi une porte invisible, qu’un voile s’est déchiré. Tout de même, je m’y suis laissé prendre avec une certaine candeur. J’ai parlé à voix haute, appelé comme s’il y avait quelqu’un. Je me suis laissé aller à la griserie du silence et des mots. La parole, dans ces moments-là, ne gêne pas, n’occulte rien, ne perturbe pas le silence plus que ne le fait la musique : j’ai reconnu cette légère griserie qui est aussi celle de la musique. Et dans ces couleurs qui s’animaient, qui se rallumaient ou qui s’éteignaient, dans ces contrastes toujours changeants, j’ai vu aussi le travail du peintre.

Ainsi j’étais assis dans l’Atelier du réel, en la cellule grande ouverte du monde où, comme les mésanges, je me suis exercé à mes gammes, à mes trilles.

Puis je me suis remis en marche et me suis enfoncé dans la faille où mugit le torrent (le chemin, assez raide et étroit, est plus facile à suivre qu’en automne, car la neige glisse moins que les feuilles). J’ai suivi la trace d’un renard qui se mêlait à celle de je ne sais quel cervidé. Les geais s’envolaient à mon approche. Au torrent barré de troncs, j’ai esquissé quelques pas de danse entre les calligraphies des aiguilles et des feuilles. J’ai fixé un pont de glace qui avait échappé à la débâcle. Là-bas ça vibrait, ça pulsait sous la neige. C’était entêtant comme le Boléro de Ravel, répétitif aussi mais moins systématique : ça s’amplifiait quand je m’approchais, ça se taisait dès que je m’éloignais…

Dans le grand vacarme du torrent en crue, quel infime pépiement ? – Le roitelet, bien sûr! On l’entend à peine, et c’est comme cela qu’on le reconnaît. Je l’ai regardé un moment fourrager parmi les mousses (gardant toutefois un œil vers l’eau froide où j’espérais apercevoir le cincle, qui ne se montrerait d’ailleurs pas).

Longue attente.

Ici on n’entend plus aucun bruit extérieur, seulement la rumeur interne et continue du torrent et de la forêt, que griffe parfois le cri rauque d’un geai.

Petite méditation torrentielle.

Puis l’’attention s’est égarée et je me suis surpris à répondre à des questions que personne ne me posait. J’ai supposé qu’il était temps de poursuivre le chemin…

Je suis parti. J’ai laissé derrière moi la trace de mes pas ainsi que ces paroles : c’est là mon fil d’Ariane, fil ténu que la neige en fondant efface, qu’une relecture distraite distend, mais fil quand même qui continue de me lier à la forêt.

Comme un croyant se rendant à l’église, un homme triste sur la tombe d’un proche ou un vieillard revenu sur les lieux de l’enfance, j’avais aussi eu l’espoir, en revenant marcher dans cette forêt morte comme je m’étais promis de le faire quelques mois auparavant, j’avais aussi eu l’espoir, il faut bien me l’avouer, que ce fil distendu me relierait encore un peu à l’absente. Espoir déçu d’avance, sans doute. J’avais pourtant bien cru, un instant, percevoir entre deux troncs, lorsque quelque chose avait bougé que j’avais pris pour une bête sous le souffle d’un vent que je ne sentais pas, une ombre, une présence…

J’ai quitté à regret la forêt du réel, forêt de l’illusion.

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés. 

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