Jacques Réda

Jacques Réda m’accompagne depuis mes années d’études à Lyon (où il me fut d’un grand secours pour apprivoiser cet espace urbain qui ne m’inspirait a priori qu’une certaine panique…). Je me souviens d’une lecture organisée naguère à La Villa Gillet (j’avais trouvé le lecteur trop distant, d’une distance que j’apprécie aujourd’hui mais qui, alors, avait gêné l’enthousiaste systématique que j’étais). Je me souviens de l’exclamation de Jean-Yves Debreuille à l’issue de la dite lecture : « En voilà, de la géopoétique ! » — ce qui, à l’époque, m’avait surpris.

Ville et géopoétique

Jean-Yves Debreuille avait raison, me semble-t-il (on pourra nuancer). Il y a en tout cas dans la manière qu’a Réda d’arpenter et de dire l’espace quelque chose qui n’est pas sans rapport avec ce qui m’intéressait alors, et qui m’intéresse encore aujourd’hui – qu’on le nomme ainsi ou autrement : un lien fort, travaillable, travaillé, avec le « dehors »; une façon de faire de la littérature qui dépassait aussi la littérature…

Le colloque organisé par Georges Amar, Rachel Bouvet et Jean-Paul Loubes à Paris en juin 2014 a donc été pour moi l’occasion de revenir sur le « cas Réda », et de rôder un peu plus longuement en sa compagnie.

On pourra écouter ici un enregistrement audio de mon intervention (il faut cliquer sur la petite bannière noire ci-dessus), et lire une version écrite de ma contribution (reprise ensuite, revue et corrigée, dans l’ouvrage collectif Ville et géopoétique, L’Harmattan, 2016). On trouvera par ailleurs ici, dans la rubrique « à l’abade », quelques notes rédigées dans le train puis en flânant dans les rues de Paris à cette même occasion : « Illusions capitales ».

 

RÔDER AVEC RÉDA

Dans ce domaine assez marginal des lettres que constitue la flânerie périurbaine, le « poligraphe » Jacques Réda est sans conteste devenu, au fil des ans, une référence. Même s’il a aujourd’hui pris d’autres directions et s’est « remis à fabriquer de la poésie » [1], il a consacré à ses déambulations notamment parisiennes de très nombreux ouvrages au long desquels se déploie une poétique « du dehors » qui peut évoquer une démarche géopoétique. [2]

Après m’être interrogé sur les raisons qui ont pu pousser Réda à se tourner vers la ville, je tenterai de voir de quelle manière et dans quelle mesure il parvient à « entrer en contact », à « faire corps avec l’espace », à retrouver et à exprimer finalement un « sens du terrain » dans un contexte urbain qui peut paraître défavorable. Et si la ville, au même titre que le désert, la forêt, les rivages ou les montagnes, était pour le poète en quête de monde un recours ?

Le recours à la ville

Revenons d’abord sur les raisons, avouées ou suggérées, des ces déambulations physiques et livresques.

Réda n’est pas un amateur de promenades ni même un amoureux de la ville – disons de la ville fonctionnelle, distrayante, patrimoniale, pittoresque : « Du pittoresque, on n’a aucun besoin. On veut surtout de l’espace ».[3] S’il témoigne de son émerveillement, c’est pour dire « l’état second où [le] plonge le spectacle d’une nature encore un peu sauvage » [4] − ce qui devrait a priori le détourner des villes. Il n’ignore pas l’hébétude dans laquelle semblent errer nombre de citadins « qui ont cessé de percevoir la ville présente devant leurs yeux ».[5] Il reconnaît que « marcher dans la ville n’est pas de tout repos » et qu’« y rouler exige une attention indiscontinue » [6] peu propice à la flânerie (on risque à tout moment de finir ses jours comme le poète Jean Follain, renversé par une voiture). Même s’il fait montre d’une grande empathie vis-à-vis de la ville (parce que « tout endroit mérite attention et déférence » [7]), on l’entendra invectiver les voitures (« Roulez, je leur crie, tas d’anathèmes, roulez ; empuantissez l’air et bloquez les Périphériques, vous n’empêcherez pas le vent qui sent déjà la neige et le poil de loup de souffler…» [8]), protester contre les promoteurs et les aménageurs qui « attentent à la majesté de l’espace » [9], dénoncer avec force le repli d’une architecture qui tourne le dos au lieu (« Trop de facilités techniques dans l’art aboutissent à la gratuité d’un acte esthétique n’abritant plus que soi, sans lien organique avec le sol » [10]). Dans Le sens de la marche, il estime que les villes ne servent qu’à se « décrasse[r] de la poussière des chemins » et à « se déprend[re] un peu de la solitude qui ensauvage », mais qu’il vaut mieux que le voyageur les évite parce que « dans la fluidité de l’étendue, [elles] introduisent comme un grumeau d’espace fermé sur soi » [11]. Il fait part enfin de sa consternation devant l’évolution des banlieues et va jusqu’à souhaiter troquer son vélo contre un tank ! [12]

Réda n’est donc pas un urbain béat. Il sait que la ville, en tant qu’espace clos sur lui-même et accumulation de bâtiments « sans lien organique avec le sol », incarne d’abord la séparation de l’homme et du monde. Se repose donc ici plus vivement la question : pourquoi s’obstiner à la parcourir ?

Par-delà les contingences biographiques qui ont fait de Jacques Réda un citadin, il apparaît que l’attention portée au dehors, urbain ou pas, a d’abord été pour lui une manière de tenter de dépasser cette inquiétude fondamentale face au temps dont tous les poèmes de ses débuts témoignent: « Cherche, mon vieux, cherche: l’espace est la chance que le temps a mis à ta disposition ». [13] C’est ce constat capital qui ouvre aussi Les Ruines de Paris: « Le désespoir n’existe pas pour un homme qui marche, à condition vraiment qu’il marche…» [14]

Si Réda se met en route, c’est avec gravité, sans en avoir tellement et superficiellement envie (les départs sont souvent présentés comme de véritables corvées), et ce n’est pas non plus par nostalgie, à la recherche du Paris d’autrefois par exemple, ni même de son enfance (embarquée dans ses bagages sous forme de soldats de plomb): « Je ne tiens pas à macérer dans les regrets du passé » [15] ; et de préciser : « Il y a sans doute une aimantation naturelle en moi pour les vestiges. Mais ce n’est pas une nostalgie qui me porte à les rechercher. Leur persistance me frappe plutôt comme une sorte de promesse.» [16]

Promesse de quoi ?

Promesse d’un rapport au temps moins tendu, peut-être, que rendrait possible un lien renouvelé avec le monde. Comme tout poète sans doute, Jacques Réda n’aspire à rien d’autre qu’à rétablir avec le monde « des liens de respectueuse ferveur » [17]. Or, c’est en ville que Réda habite, et c’est en ville qu’il a découvert cette qualité de présence au monde dont parle Georges Amar [18], et qui est ainsi évoquée au début des Ruines de Paris :

De chaque côté, cet épouvantable trafic de bolides plein de faux crânes vides aux yeux vides braqués sur la mort ; de chaque côté ce vacarme épouvantable que je n’entends plus, qui n’a pas vraiment d’existence, car ma tête un soir s’est ouverte au silence de Paris, silence du ciel, silence du gris, silence de la longue avenue d’herbe sous les branches basses qui se rejoignent, entre le fleuve silencieux et cette illusion de moteurs. [19]

Les enjeux étant, je l’espère, précisés, reste à savoir dans quelle mesure la ville peut permettre à une telle expérience de se déployer. Autrement dit: comment faire de la rue un chemin, et de la ville un monde ?

Quand la ville tremble

Réda ne livre aucune méthode, mais « expose les résultats d’une expérience personnelle dont chacun pourra faire ou non son profit » [20]. À partir de ses comptes rendus d’« expérience personnelle », on peut néanmoins livrer quelques pistes.

Tout d’abord, pour que la ville n’apparaisse plus comme « un grumeau d’espace fermé sur soi » [21], il convient de rétablir le sens du mouvement, du flottement, du tremblement. Certains moments de la journée, certaines périodes de l’année sont propices à cela: ce sont ces « saisons mal apprivoisées » de février, mars, novembre, où les « rues creusent comme dans une lueur d’estuaire de sable »; et, à l’échelle de la journée, c’est le soir qui semble le plus favorable: « C’est l’indécision du soir qui m’ouvre cette étendue, toujours pourtant mêlée aux pierres et au fracas de Paris. » [22] La moindre image se charge alors d’une puissante sensation d’impermanence qui m’évoque pour ma part les romans de Nagaï Kafû: au fil des pages de La Sumida comme de La Liberté des rues, on retrouve une atmosphère pareillement incertaine, une même attention portée à tel objet banal dont l’éclat tranche sur l’obscurité qui gagne, et dont la charge émotionnelle s’intensifie soudain. Plus question dès lors de se précipiter d’un point à un autre avec en tête un projet qui annule le chemin: on flotte, on dérive. « L’espace qui enveloppe des existences troublées ou paisibles, on ne sait plus bien si l’on y flotte ou si on le contient…» [23].

Indépendamment de la saison et de l’heure, certains lieux sont en eux-mêmes transitoires et riches en « sensations-de-monde-flottant », si j’ose dire: ce sont tous ces lieux de passage que Réda affectionne. On pense naturellement aux gares: « Même quand une ville a fini par l’englober presque complètement, sa gare, par la trouée des rails, reste reliée à l’espace. » [24] Mais on le verra aussi bien « assis le dos contre un mur en face d’un mur sur le trottoir » [25] ou bien en faction à la station de métro Bir-Hakeim, qu’il évoque en forçant un peu la métaphore: « Je ne me fatigue jamais de contempler le trafic des rames bleues presque silencieuses, identiques pour l’oreille au vent qui effleure des bouleaux…» [26]

Ailleurs on verra Réda « emprunter des itinéraires baguenaudeurs, ou au contraire possiblement des plus directs mais un peu insolites, voire parfois périlleux, tels que ceux des voies de chemin de fer désaffectées ou des berges des canaux. » [27] « Les lieux déshérités » [28] ont sa préférence, avec une mention spéciale pour les chantiers et les terrains vagues.

Dans le chantier, quelque chose se laisse lire de l’acte fondateur de la ville et de son activité interne. Comme la forêt, la ville vit d’effondrements brutaux et de reconstructions patientes. Chaque démolition rouvre en elle une béance, qui permet une redécouverte :

Il arrive qu’on abatte en moins d’un jour tout un vieil immeuble et, hier soir, […] une de ces lacunes imprévues me déséquilibra presque physiquement. […] De l’autre côté du chantier resté sans palissade, les maisons d’une rue et d’une ville inconnue se dressaient…» [29]

Quant aux terrains vagues, ils sont la négation même d’une vision fonctionnelle, figée et maîtrisée de l’espace urbain. Jean-Christophe Bailly, citant à leur propos Urabe Kenkô, voit en eux des gardiens de l’imperfection, des témoins de l’inachèvement [30]. Si Kenkô disait que, dans une maison, « une place réservée sans usage défini est à la fois agréable à l’œil et utile », J.C. Bailly estime qu’il conviendrait de ménager de la sorte « un art de la parenthèse et du suspens, qui vau[drait] pour la maison comme pour la ville entière et que Paris, ville si serrée et si condensée, devrait méditer. » [31] Jacques Réda ne dit pas autre chose, qui propose avec humour de « créer l’Union pour la Préservation des Terrains Vagues » [32]

On risque cependant d’en rester à un jeu d’analogie entre le monde naturel et le monde urbain, ce qui laisse une part trop belle à l’image littéraire. Manier des métaphores permet de modifier, d’affiner, d’élargir la vision, mais ne suffit pas à se métamorphoser. Il faut aller plus loin − ce que me semble faire Réda quand il écrit que le terrain vague n’est pas un lieu d’« agrément » mais « se déploie d’abord comme un plan de méditation ». [33]

La ville comme plan de méditation

Observer, décrire ne suffit pas. « Il arrive qu’une obsession de transmutation urgente nous possède : à force de le contempler, passer du côté du spectacle, entrer dans la substance aveugle » [34]. Il parle ailleurs d’« être au bord de se changer en cela même qu’on regarde ». [35] Pour ce faire le travail méditatif doit être poussé le plus loin possible.

Ce « travail méditatif » permet d’ouvrir en soi un espace de disponibilité ouverte et bienveillante à tout ce qui survient. Sans un tel travail, on reste plus ou moins pris dans les pièges du « grouillement ordinaire de son aquarium intérieur » [36]. Il faut déblayer le terrain mental − Réda parle à plusieurs reprises de « déblaiement », et se compare au balayeur.

Il se gausse toutefois des « exercices spirituels » [37], et prend ses distances à chaque fois que lui viennent des mots comme « extase » (ce qui ne l’empêche pas d’avoir ponctuellement recours à des termes tels que « temple », « dieux, divin », « paradis » pour évoquer une qualité particulière de présence au monde). Ce dédain pour les « exercices spirituels » montre le refus de Réda de s’intéresser de plus près à des pratiques extra-littéraires ressenties comme exotiques, alors qu’il est tout entier occupé par sa propre pratique qui est de déambuler et d’écrire ; mais il y a là surtout le refus d’enfermer l’insaisissable de l’expérience dans des pratiques fixées d’avance qui peu ou prou finissent par devenir du « théâtre ». Il se méfie beaucoup du « théâtre » [38].

Parfois, rarement, on le surprendra en train d’ébaucher les prémices d’une méditation en posant son attention sur le souffle [39]. Mais ce « déblaiement mental », ce n’est pas dans le retrait d’un temple qu’il le cherchera mais dans le tumulte de la ville, en tant qu’écrivain-arpenteur et non en tant que « méditant ».

Il y a là un vrai risque. Marcher en ville peut, certes, comme on le verra, favoriser un mouvement de dissolution, de dépersonnalisation − mais l’attention se trouve facilement accaparée par des signes secondaires (affiches, panneaux, etc.). Pire, on est tenté de chercher partout, à l’instar des Surréalistes, des significations cachées: ainsi de Réda quand il se met à tracer un triangle à partir des lieux de trois chutes successives et cherche le point central, ou bien est obsédé par les « fourgonnettes des entreprises SOS CINTRES et LE PLAFOND PERDU »! [40]

Il faut apprendre à évoluer dans un monde dépourvu de signification transcendante, un monde où ces « signes » qui n’en sont pas se suffisent à eux-mêmes: « J’ai eu du mal à me convaincre qu’ils ne signifiaient rien, que cette non-signification ne sous-entendait pas un non-sens de ma propre existence et de l’ensemble urbain où le plus souvent elle s’accomplit. »

Et puis, à force d’abandon, on se laisse « remuer » par les rues: « Il me semble […] que sans se préoccuper de mon cas, ce sont les rues qui se déplacent – et je me laisse remuer…» [41] Parfois ce « remuement » peut être déstabilisant: on reçoit « comme un coup de poing d’éblouissement de fatigue » [42], on se trouve exposé, mis à nu, et cela n’a rien de plaisant :

Où est-il / le temps où j’ai cru m’attendrir sur les buddleias tristes / en promeneur amateur qui de toute façon rentre au chaud / pour rédiger son petit morceau de bravoure bien lisse […]. Je suis courbé contre le mur à mon tour ballotté par le vent qui fonce […] / n’ayant […] plus rien à faire maintenant au bout de cette rue.» [43]

Mais cette usure, qui est celle du voyage, est notre alliée (on peut noter au passage la grande proximité avec Nicolas Bouvier) :

Soixante ans de cette vie m’ont usé jusqu’à la trame. On peut voir à travers. Je ne fais presque plus obstacle dans l’espace. […] De nouveau le processus de dissolution s’est mis en marche. Il faut se préparer à disparaître encore un coup. […] Je me soumets. […] Je ne veux plus remplir mon sac. Je me contenterai de passer comme le bruissement des feuillages, le sillage des oiseaux. [44]

Le sentiment de « perdre son identité propre » peut aussi ne pas être violent : « Il arrive qu’à force de marcher, mais sans en faire nécessairement une ascèse sportive, juste en déambulant, on perde peu à peu le sentiment de son identité propre.» [45] Au bout du compte, et c’est le plus important, une connexion s’établit entre soi et le monde :

Je n’étais plus un passant particulier en ce point particulier de la ville, mais une simple faculté de saisir ma coïncidence fugitive avec lui […] comme si ma distraction […] lui avait ouvert ce passage de conscience à l’ordinaire encombré d’un crépitement de mots et d’images personnels, d’obstacles dont le choc de ma rencontre avec la place avait parachevé le déblaiement. [46]

Les changements de lieux et la vitesse favorisent ce mouvement de disparition-apparition, cette « connexion » :

[La vitesse] télescope et brouille les plans […]. Elle les anime, en dévoile un aspect qui, à un observateur moins hâtif, plus consciencieux sans doute, se déroberait. [Elle] assure une connexion entre ce qui se déroule à toute allure [dans l’esprit] et les opérations que le monde […] effectue de son côté.[47]

Quand la connexion est établie, la rue se fait chemin et la ville, monde.

Quand la ville (se) fait monde

Je présente comme des étapes successives ce qui, dans l’expérience comme dans les livres de Réda, est évidemment mélangé. Il me semble néanmoins que c’est à partir de ce point de vue impersonnel et anhistorique, que Réda regarde et écrit la ville. Réda l’avoue avec honnêteté: il y a des moments de repli où l’intimité reprend le dessus, ou bien où il se raccroche à des observations anecdotiques, se force à s’exalter, prend des notes pour se rassurer et se dire qu’il n’a pas « savaté sur tant de trottoirs pour rien ». [48] Évoluer dans l’ouvert de la ville et comme en dehors de soi demande une certaine capacité d’abandon, et une grande confiance en l’espace. Les stratégies que l’on met en place pour tenter de garder le contrôle sont innombrables ; mais lorsqu’enfin on accepte de « s’en remettre à l’espace » [49], un rapport au monde plus vif et plus ample devient possible.

Cela se traduit d’abord par ce recours aux images puisées dans le vocabulaire de la nature dont j’ai pointé plus haut les limites, mais qui me semble cette fois profondément justifié en tant que manière de rendre compte de la vision élargie qui est celle du poète. Après avoir marché dans une lumière « qui ne laissait filtrer aucun repère », Réda voit ainsi une avenue s’ouvrir et « au bout, il y a un dévalement abrupt de prairies, de bosquets encore ruisselants de nuit et de violette, et là, devant un horizon d’icebergs creux échoués où des feux clignotent » [50] ; ailleurs ce sera cette ivresse de l’horizontalité à laquelle Réda est si sensible, et le temps se dilate :

À peine ai-je parcouru cent mètres après le terminus du 129, il me semble que j’avance déjà depuis longtemps au fond d’un grand lac asséché, lui, depuis des millénaires. Si parfaitement plat que l’horizon, au bout de l’avenue toute droite que je vais suivre, moi, durant des siècles, doit se situer un peu en dessous du petit nuage poussiéreux qui le signale et où elle se dissout. [51]

Cela se traduit ensuite par une grande empathie pour toutes les formes de vie, qui ne bascule cependant jamais dans la «poésie» facile des fleurettes perçant le béton. Ce corvidé dont Réda dit qu’il a « quelque chose de sacerdotal ou de chamanique » [52], ce rouge-queue, ce hibou du zoo dont il imite le chant, ne sont pas des symboles ou des clichés. Parlant des pigeons, Réda note qu’il ne « les trouve pas laids » : « Si l’on y prend garde, il y a beaucoup de subtilité dans les nuances de leur plumage brun et gris, auquel ils adorent donner de frénétiques et voluptueux bains de poussière. » [53]

Réda, justement, « prend garde ». Il prend garde aussi à l’espace entre les bâtiments, observant les libertés que se permettent les architectes sur les hauteurs des façades que peu de gens regardent (manière aussi d’inciter le lecteur à lever le nez…). L’architecture n’est plus appréhendée comme une clôture mais comme une manière d’« entrer dans l’espace » [54].

Réda ainsi regarde à travers ses trouées cette ville qui n’enferme plus mais s’ouvre sur le ciel, sur les météores, comme une sorte d’immense église à ciel ouvert [55], mais aussi sur les fleuves, les vents, la terre entière…

Réda regarde la ville non comme un romancier, mais comme un plasticien ou un musicien peut le faire (c’est un amateur de jazz), en étant sensible à ses rythmes, à ses thèmes, à ses variations – non dans une perspective de simple plaisir esthétique, mais bel et bien de libération :

On ne peut nier que la place des Vosges […] utilise de façon rythmique et harmonieuse un nombre relativement réduit d’éléments dont le retour, loin d’aboutir à une clôture, exécute une chorégraphie qui […] libère le spectateur. [56]

L’œuvre d’art, dès lors, n’est plus seulement dans le livre ni dans l’architecture, mais dans l’espace de la rue. Comme toujours  Réda se méfie de toute généralisation, mais livre des cas particuliers – comme celui de ce garage de la rue de Terre-Neuve: « Mais pourquoi ne pas exposer la rue de Terre-Neuve tout entière ? Et n’est-ce pas déjà ce qui se produit ? Vous qui vous rendez dans ce garage pour une question précise, vous n’y prêterez pas attention. » [57]

La ville de Réda enfin, de même qu’elle révèle en elle la nature qui la traverse et la constitue, s’ouvre sans cesse sur toutes sortes de territoires plus ou moins lointains, dont l’évocation, qui pourrait être vue comme une simple habileté de littérateur, échappe à l’artifice parce qu’elle se trouve toujours ancrée avec précision dans telle ou telle spécificité soigneusement observée de tel marché, de telle rue, de tel quartier. De page en page, de quartier en quartier, on voyagera ainsi au Gabon, au Brésil, à Sumatra, en Azerbaïdjan… Voici Réda à Malakoff, par exemple :

À dix mètres du Périphérique, sans la moindre transition un pays de fond en comble différent, aussi peu réductible à Paris qu’assimilable à une province, encore qu’il m’évoque étrangement l’Auvergne ce matin, une Auvergne […] soviétique et musulmane comme l’Azerbaïdjan. [58]

Cela le conduit à une capacité (qui frôle parfois la préciosité) à faire des distinctions, à distinguer entre les diverses tonalités des différents quartiers [59]. Pour ce faire il faut « une participation subjective » mais « intense » de l’observateur, qui n’est pas le regard extérieur de l’historien ou du scientifique, mais qui n’est pas non plus celui du simple contemplatif. Cela finalement conduit à développer un sens du terrain qui permet, par-delà l’accumulation de signes secondaires, un retour au primordial.

La ville ouverte de Réda est un territoire à nommer (il est significatif que le poète refuse de tenir compte des noms des rues, dont il estime qu’ils restreignent et déforment l’expérience que nous pouvons en avoir [60]). Les mains, celles du poète-arpenteur «  parmi tant de millions d’autres », inscrivent dans l’air des signes que les mots ne maîtriseront jamais. Depuis des profondeurs antérieures à la préhistoire, et en quelque sorte sans nous, elles agissent.  » [61]

Ayant franchi les limites des Ruines de Paris, frôlé moult « accidents de circulation » et passé outre la lassitude, on atteint parfois avec lui, ponctuellement, à la « liberté des rues »:  « Il règne ici la paix qui succède aux profonds cataclysmes, quand leur souvenir même est perdu, et que le ciel de nouveau préhistorique pâture […] l’ampleur en fin de compte extatique du dégât.» [62]

Le passant, « transparente montagne d’oubli » à qui « le monde apparaît de nouveau neuf » [63] n’est plus « qu’un jalon mobile, une pure figure, tout au plus la conscience élémentaire qu’élaborent les hasards de son tracé, ou la configuration de certains lieux. » [64] En lui et autour de lui « le monde entier s’organise, et se propage en calmes tourbillons de centres s’équilibrant ». [65] Et voici qu’enfin on retrouve « le sens des célébrations immémoriales » [66]

Lire et dire la ville, limites et perspectives

Je voudrais, pour nuancer ce final suspectement triomphal, terminer en évoquant la place de l’écriture et les limites de l’approche de Réda dans le contexte de la géopoétique.

Comme, sans doute, dans toute démarche géopoétique [67], l’écriture de Réda est une lecture. Elle charrie naturellement nombre de références littéraires, mais elle vise d’abord à maintenir l’attention et s’apparente au travail d’un cartographe. Il y a une réelle importance du terrain, chez Réda: le lieu n’est pas un prétexte, tel texte écrit dans tel autre lieu serait absolument différent. Comme l’écrit Jean-Paul Corger [68]:

La phrase épouse les mouvements du terrain, cherche une connivence intelligible avec sa structure et avec les forces qui ont présidé à sa formation. À mesure que se déroule le paysage en grandeur réelle qu’il a sous les yeux, une représentation cartographique l’accompagne comme son double révélateur, analogue à ces cartes physiques de la France.

L’écriture est ainsi manière de relier le temps humain à l’espace de la ville: « Au va-et-vient du rouleau de mon Olympia se superpose l’espace-temps linéaire que parcourt ma bicyclette Peugeot. » [69] Elle peut être vue comme la lecture d’une autre écriture, anonyme celle-là, et qui serait l’écriture du monde, de la rue tout au moins :

Je n’affirmerais pas que les rues écrivent […], mais j’en suis venu à prendre en compte tout ce qui s’y trouve écrit, comme si de ces miettes dispersées par milliers à la surface, un seul sens cohérent et profond devait finir par surgir. [70]

Mais l’idée d’un sens caché, d’« un seul sens cohérent et profond » qui est par ailleurs nié mais dont le rêve persiste, maintient l’expérience dans un cadre métaphysique plutôt que géopoétique. L’écriture de Réda, et c’est peut-être lié, se refuse par ailleurs au fragment. Elle reste une élaboration savante effectuée pour l’essentiel après coup :

Il me faut en général beaucoup de temps […] pour atteindre et comprendre le sens véritable de ce que j’ai observé. Comme si rien ne parvenait à sa plus juste intelligence […] qu’à travers des épaisseurs mentales qui font obstacle mais, en même temps, opèrent lentement comme des filtres. [71]

Certes, parfois, dans l’urgence vient la tentation de livrer au lecteur « une simple suite de croquis »: « Pour n’avoir pas respecté ce principe de décantation, je n’ai à offrir, en somme, qu’une simple suite de croquis. » [72] Mais Réda reste un écrivain attaché à une certaine maîtrise et à une certaine beauté formelles. Après beaucoup d’années de lecture-écriture de la ville, il cesse d’ailleurs cette pratique dont il a fait le tour: « Il aurait fallu demeurer disponible en permanence…» [73]

Les trouées opérées ici ou là n’ont pas suffi à opérer une véritable, durable et de toute façon hypothétique métamorphose, et même cette écriture centrée sur le dehors est montrée comme n’étant qu’une manière (pudique, détournée) de dire le dedans: « Toutes ces histoires de circonscriptions urbaines… Je vois bien que c’est mon propre morcellement qui me tarabuste, mon propre défaut d’âme qui m’inquiète…» [74]

L’équilibre entre la poétique propre au sujet qui écrit, et la (géo)poétique du territoire traversé, reste ainsi précaire: en cela, Réda est un poète, mais l’assimiler sans nuance à la géopoétique – délibérément centrée sur une lecture du dehors – me  paraît abusif.

Pour autant il me semble que la lecture de Réda contribue, ainsi qu’il le dit des « perspectives », à une « éducation » du regard qui intéresse non seulement la géopoétique, mais tout individu désireux de travailler et d’enrichir son rapport au monde: « lire Réda, c’est se mettre, à son tour, en situation de lecture du monde » [75]. Lire vraiment Réda, c’est finalement laisser Réda et ses livres pour arpenter à son tour les routes et les rues et lire, en soi et hors de soi, au désert comme en ville, la possibilité d’un monde un peu plus habitable, un peu mieux habité…


[1] Jacques Réda, Le Vingtième me fatigue, Chêne-Bourg, La Dogana, 2004, p.15. Sauf mention contraire, tous les ouvrages cités sont de Jacques Réda.
[2] « Il s’agit moins pour Réda de décrire ou de raconter que d’entrer en contact, de faire corps avec l’espace […], de se rendre disponible, toutes antennes déployées, pour capter […] ce qu’il appelle lui-même le  “flux phénoménal” offert par l’espace du dehors », écrit Jean-Claude Corger dans « Petite phénoménologie de la locomotion », in Lire Réda, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1994, p.15 (c’est moi qui souligne).
[3] Recommandations aux promeneurs, Paris, Gallimard, 2010, p.106.
[4] Op. cit. p.139.
[5] Accidents de la circulation, Paris, Gallimard, 2001, p.21.
[6] La Liberté des rues, Paris, Gallimard, 1997, p.57.
[7] Le sens de la marche, Paris, Gallimard, 1990, p.204.
[8] Les Ruines de Paris, Paris, Gallimard, 1977, rééd. Poésie/Gallimard, 1993, p.172.
[9] La Liberté des rues, op.cit. p.63.
[10] Ponts flottants, Paris, Gallimard, 2006, p.80.
[11] Le Sens de la marche, Paris, Gallimard, 1990, p.156 (c’est moi qui souligne).
[12] Recommandations au promeneur, op.cit. p.138.
[13] Ponts flottants p.148 (c’est moi qui souligne).
[14] Les Ruines de Paris p.14.
[15] Accidents de la circulation p.130.
[16] Le Citadin, Paris, Gallimard, 1998, p.18.
[17] Recommandations au promeneur, op.cit. p.144.
[18] « Le type d’affects, d’émotions, de “saveurs”, caractéristiques de la géopoétique peut être nommé […]: la sensation-de-monde. […] L’affect géopoétique […] est le signe, l’indice psycho-physiologique d’une certaine qualité de notre relation aux êtres-de-la-Terre. » Georges Amar, « Du Surréalisme à la Géopoétique », Cahiers de Géopoétique n°3, 1993, p.12 et 13.
[19] Les Ruines de Paris, op.cit. p.56 (c’est moi qui souligne).
[20] Recommandations au promeneur, op.cit.
[21] Le sens de la marche, op.cit. p.156.
[22] Les Ruines de Paris, op.cit. p.10.
[23] La Liberté des rues, p.24.
[24] Recommandations au promeneur, p.134.
[25] Les Ruines de Paris, p.89.
[26] op.cit. p.98.
[27] Recommandations au promeneur, p.37.
[28] op.cit. p.92.
[29] La Liberté des rues, p.32 (je souligne).
[30] Jean-Christophe Bailly, La Phrase urbaine, Paris, Le Seuil, p.212.
[31] op.cit. p.215.
[32] Les Ruines de Paris, p.45.
[33] Les Ruines de Paris, p.45.
[34] op.cit. p. 9 et 10.
[35] L’Herbe des talus, Paris, 1984, Gallimard, p.140.
[36] Les Ruines de Paris, p.72.
[37] op.cit. p.120.
[38] Voir les pages 24 et 25 des Ruines de Paris, op.cit.
[39] Le Sens de la marche, p.201.
[40] La Liberté des rues, p.71 (même référence pour la citation suivante).
[41] op.cit. p.59.
[42] Les Ruines de Paris, p.159.
[43] op.cit. p.74 et 75.
[44] Le Sens de la marche, p.48 et 49.
[45] Le Citadin, p.11.
[46] op.cit. p.155.
[47] La Liberté des rues, p.140 et 141.
[48] Les Ruines de Paris, p.39.
[49] La Liberté des rues, p.55 et 56.
[50] La Liberté des rues, p.56.
[51] op.cit. p.220.
[52] op.cit. p.173.
[53] op.cit. p.209.
[54] J.C. Bailly, op.cit. p.165. Dans ce passage, Bailly cite ces paroles magnifiques de Dix-Ours, un Indien Comanche: « Je suis né dans la prairie, où le vent souffle librement et où rien ne peut briser la lumière du soleil. Je suis né dans un pays où il n’existe pas de clôture, où tout respire la liberté. Je veux mourir dans cet espace libre et non entre des murs. » Mais il ajoute: « Ce que cette phrase ouvre pour nous, c’est peut-être justement une idée qui est aussi dans nos murs, ou du moins dans certains d’entre eux, dans ceux qui ont fait autre chose que clore et fermer, ou loger et caser » (je souligne).
[55] Les Ruines de Paris p.38.
[56] Accidents de la circulation, p. 39 (c’est moi qui souligne).
[57] op.cit. p.28.
[58] Les Ruines de Paris p.118.
 [59] Je renvoie ici, par exemple, à la page 38 d’Accidents de la circulation, consacrée au 8ème arrondissement de Paris.
[60] Voir à ce sujet, par exemple, Le Vingtième me fatigue, op.cit. p.83.
[61] Le Citadin, p.24 (je souligne).
[62] Les Ruines de Paris, p.123 (c’est moi qui souligne).
[63] Le Sens de la marche, p.48.
[64] Recommandations au promeneur, p. 125.
[65] Les Ruines de Paris, p.142.
[66] Recommandations au promeneur, p.142.
[67] « Si la poétique du surréalisme est essentiellement caractérisée par l’écriture automatique, celle de la géopoétique l’est peut-être par la lecture  du monde. » Georges Amar, op.cit. p.20.
[68] Jean-Paul Corger, op. cit. p.21 (je souligne).
[69] Ponts flottants, p.55.
[70] La Liberté des rues p.77.
[71] Le Sens de la marche, p.68.
[72] Ponts flottants, p.50.
[73] Le Vingtième me fatigue, p.14.
[74] Op.cit. p.25.
[75] Frédérique Martin-Scherrer, « Le texte et son référent », in Lire Réda, op. cit. p.203© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.
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