Jean-Pierre Abraham

Parmi tous les auteurs qui me sont chers, Jean-Pierre Abraham occupe une place de premier plan. Voici une lettre qui lui fut adressée depuis la Guyane, lettre à laquelle il avait fort aimablement répondu – juste avant de mourir… On trouvera ci-dessus un renregistrement de l’émission radiophonique à laquelle je fais allusion.

 

 

« Ici présent »
(lettre à Jean-Pierre Abraham)

 

Cher Monsieur,

J’ai écouté aujourd’hui avec émotion un entretien radiophonique dans lequel vous évoquez votre dernier livre, Ici présent. Ce livre, que j’ai lu et relu, en continu puis par fragments, depuis sa parution, est sans doute celui de vos livres qui me parle au plus près, celui qui dit le plus clairement ce par quoi je me sens appelé. « Comme si l’écriture pouvait enfin coïncider avec la vie », note le commentaire en rabat ; c’est bien cela.

J’aime votre écriture sobre et limpide, la précision de ces images qui, mêlant intimement le dedans et le dehors, font naître des sensations alternées de proximité et de distance ; j’aime ces personnages fantomatiques qui semblent familiers et dont l’effacement rend les contours un peu vagues, un peu tremblants, mais leur confère paradoxalement un surcroît de présence et d’authenticité ; j’aime ces non-dits, cette discrétion, cette incertitude, cette fragilité qui garde un goût d’enfance (« une histoire de gamin, vraiment… »), cette humilité avec laquelle vous arpentez et questionnez un territoire toujours mouvant (« comment, inconnu, trouver sa place ici ? »), cette fine attention portée à l’instant et au lieu, cette austérité qui peut paraître froide, et ces sourires en coin − parfois navrés, souvent malicieux. J’aime jusqu’à cette photographie qui orne la couverture, ce « support de gouttière à la fenêtre du sud » qui m’ouvre aussitôt sur la solitude d’un village en Bretagne ou sur ma propre solitude (la gouttière à ma fenêtre, que je n’avais pas si bien vue).

Depuis ce jour déjà lointain où une amie perspicace m’a fait connaître, en même temps que Le Poisson-Scorpion de Nicolas Bouvier, Le Vent, Le Guet puis Armen, vos livres m’ont toujours accompagné – et jusqu’ici, de l’autre côté de l’Atlantique, sur le littoral et dans la forêt guyanaise où ils ont un peu pris l’humidité et se sont couverts de mousse et de champignons (ce qui leur va bien).

Il y a quelques mois, en pleine débâcle intime, il m’a fallu quitter mon enfermement pour me rendre dans une maison inconnue. C’était une petite maison de bois construite sur deux niveaux, vaguement inspirée des chalets pyrénéens, cachée au bout d’une piste dans le creux d’une côte particulièrement raide, au milieu d’un jardin assez négligé qui ressemble à une forêt. Sitôt arrivé (le lieu se nomme « Vieux-Chemin » – et c’était en effet le vieux chemin de naguère que j’allais retrouver), je n’ai plus rien souhaité d’autre que de m’y installer. C’en était presque gênant, et je n’ai pas été poli : j’arrivais chez les locataires avec la sensation de rentrer chez moi, et je leur ai aussitôt demandé si je pouvais prendre leur place. Louer un tel lieu, me semblait vraiment la seule chose à faire !

J’ai eu le même sentiment de reconnaissance en lisant pour la première fois Le Guet. Un livre dont j’avais de toute évidence rêvé avant de l’avoir lu (j’en ai été ravi, et peut-être un peu jaloux car je suis probablement devenu trop fainéant pour écrire moi-même, et consacre l’essentiel de mon temps à de vaines flâneries qui ne laissent guère de traces). C’est une expérience rare que je n’ai eue qu’au contact de certains lieux, dans certaines circonstances particulières, à la lecture de certains livres.

Depuis plusieurs années, je lis peu (c’est sans doute à cause du climat…). Je ne relis que ces quelques livres dont je sais qu’ils vont m’aider à rester un tant soit peu vigilant. À voir plus clair. À faire le guet. À garder l’idée d’un cap. À attendre. J’écris encore, malgré tout, clandestinement, lorsque tout menace de sombrer pour de bon dans l’insignifiance et que je ne peux vraiment pas faire autrement. J’ai terminé tantôt un petit texte que j’ai soudain eu le désir ardent de vous faire parvenir (au risque d’encombrer bêtement votre boîte aux lettres, j’en suis confus…). Le narrateur, de passage dans un chalet d’alpage en Savoie, tente lui aussi de « trouver sa place ». Il me semble que ce grillon automnal, montagnard et, sur la fin, tropical, stridule sur une longueur d’onde point trop éloignée de la vôtre.

Quoi qu’il en soit, je tenais à vous dire ma gratitude et à vous adresser, d’une rive à l’autre de l’Atlantique, un salut fraternel. Bien à vous, et à la joie de lire la suite d’Ici présent

Lettre reprise dans L’éloignement, © éditions Mutine, 2014 .

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