Philippe Jaccottet

 

Les jours passent, l’hiver avance qui n’arrête que la sève : « Aurai-je même le temps de faire… » cette page, cet article sans cesse repoussé, avant sa fin?

Il me semble que parler de Philippe Jaccottet, c’est parler du plus urgent, du plus intime, de ce qui aujourd’hui me touche et m’importe le plus, et qui a à voir avec l’honnêteté, la douceur, les limites et le courage. Avec le deuil aussi, bien sûr, et la lumière d’hiver vue depuis un versant presque toujours plongé dans l’ombre. Avec le temps…

Adolescent, je lisais Jaccottet comme un miroir : il disait la préoccupation du temps avec une authenticité, une acuité inégalables ; à côté de lui la plupart des poètes me semblaient des poseurs, des exaltés. Puis j’ai commencé à me gausser de lui, de ce que j’appelais ses «tergiversations», ses repentirs, ses parenthèses, ses timidités en lesquelles je ne pouvais que me reconnaître – mais je ne le voulais plus, justement. Je m’étais donné des modèles sans doute moins vrais mais plus vigoureux, et toute cette prose poétique pleine de préciosités et d’images n’était plus à mes yeux que prolégomènes, préambules à peine nécessaires, panneaux de direction laissés là pour le bénéfice « de plus hardis marcheurs » au nombre desquels je me comptais peut-être (ou j’aurais aimé me compter, je n’étais quand même pas si aveugle).

Après que j’ai eu terminé l’écriture de L’éloignement, sa voix m’est revenue plus proche qu’elle ne l’avait jamais été (sa voix, et celle de Proust qui m’avait été si chère, que je pouvais entendre aussi à neuf). Je me souviens de ma stupeur devant ce Couleur de terre, son dernier texte à ce jour (et cela restera parait-il le tout dernier), qui rendait compte en quelques pages impeccables de retenue et de justesse de certaines expériences, certaines intuitions impalpables, essentielles, autour desquelles ma vie et le livre que je venais d’écrire n’avaient cessé de tourner.

J’ai constaté que L’éloignement aurait été un bon titre pour Jaccottet, chez qui le mot revient sans cesse. J’ai lu Taches de lumière, et d’ombre, qui venait de paraître au Bruit du Temps (et que le fils publie le père ne pouvait que m’émouvoir un peu plus), puis relu tous les livres que je possédais de lui, puis relu à nouveau le volume de la Pléiade qui m’a accompagné pendant toute cette dernière année marquée par la maladie et la mort. J’ai lu et relu, souvent à voix haute, cette Leçon dont la justesse et la perfection auraient dû  m’interdire d’écrire une ligne de plus, et qui m’a au contraire poussé à continuer tant j’y puisais du courage.

Je me suis promis d’écrire une sorte d’hommage, ou de témoignage. J’ai accumulé des notes – cela devait s’appeler, cela s’appellera « La voie de l’honnêteté ».

Le temps a filé, le temps file. En attendant de terminer ce texte dont l’urgence continue à me tarauder mais que je ne peux pas précipiter (il y a un rythme imposé, en général très lent, contre lequel il est vain de se battre, je sais…), je livre ces lignes hâtives, ce témoignage, ainsi qu’une lecture de la dite « Leçon » pour qui, sait-on jamais, ne l’aurait pas lue et, passant par ici, aurait envie de prêter l’oreille plutôt que l’œil (car c’est peu dire que ces écrans fatiguent…).

Étant entendu qu’à part ouvrir la fenêtre et regarder au dedans, au dehors, ce qui advient à la lumière d’hiver, rien ne devrait être plus urgent que de lire et relire Jaccottet !

 

Le Villard de La Table, 29 décembre 2014

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

Ce contenu a été publié dans Quelques saluts !. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.