On a tant bien que mal tenu le fil de ces poèmes routiniers tout au long de novembre, avec des baisses de régime, des éblouissements ponctuels, de petites débâcles, des coups de froid suivis de redoux attendus – et la tentation d’un retour au silence, ou tout au moins à la prose (que permettent en passant ces lignes de transition).
Le caractère futile et un peu maniaque de cette « écriture » basée, je le rappelle, sur de simples soliloques enregistrés au dictaphone puis retranscrits sur l’ordinateur avec un minimum de retouches, m’apparaît plus que jamais − ainsi que la vanité, voire la prétention, qu’il y a à les rendre publiques. Il y a en outre un vrai risque de « déviation » (ce qui, en cette occurrence, n’est tout de même pas bien grave) : le poème, au lieu d’éclairer le parcours, finit par l’occulter, par se substituer à lui, par n’être qu’une façon d’exploiter littérairement un moment mort de la journée, autant dire de se faire valoir, de se donner l’illusion qu’on a vu quelque chose, qu’on est capable de voir ou au moins d’écrire, alors qu’on est en train de s’éloigner de l’étonnement sincère des premiers temps en lui substituant de verbeux ersatz dans lesquels on se complait bêtement.
Bref, en ces premiers jours de décembre, la panne et le doute guettent.
Je continue quand même, m’accrochant aux « choses vues » comme le musicien s’accroche à ses gammes malgré la migraine ou la crampe. On ne peut pas être continûment en éveil, mais on peut suivre assez continûment une discipline qui en maintient la possibilité ; l’écriture, aussi modeste soit-elle, peut être cette discipline (toujours moins vibrante et moins partageable que ne l’est la musique).
Si je n’offre ici rien d’autre (j’en suis navré) que des banalités, je n’exclus pas que quelque chose que je ne distingue pas encore émerge finalement de l’ensemble, lorsque je retravaillerai ces notes accumulées pour en faire, peut-être, un livre. Au moins assumé-je sans mensonge ni rodomontades ces faiblesses et ces limites qui sont, je crois, notre lot commun, et que seuls quelques rares poètes, à force de patience, de travail et d’humilité, parfois dépassent pour de bon (quelques-uns se targuent de l’avoir fait – mais on n’est pas dans leur tête pour le vérifier – cependant que les meilleurs d’entre eux donnent au lecteur l’impression que c'est leur propre monde ordinaire qui soudain devient, ou peut devenir, plus vaste).
Assez bavardé : repartons sur la route des jours brefs et de la lumière sans obstacle – sur la route de décembre.
4 décembre 2015
CHOSES VUES
Fumée blanche
dans le ciel limpide
fumée dans l'air froid.
Deux chevreuils sur la route:
l'un file à droite, l'autre à gauche
dans la forêt sombre.
À la lisière du grand champ
les silhouettes frêles
des chevreuils.
De la buse envolée
n'ai vu que l'aile mouchetée
frôlant le pare-brise.
Ni brume ni neige
sur la montagne couleur rouille −
le socle de la croix est vide.
Fumée sur le bourg
et aux lèvres de l'enfant
fumées dans l’air froid.
1er décembre 2015
LE SILENCE (1)
Soleil de face et ce jour-là
je ne vois rien, je ne dis rien
comme assommé
par le coup de poing blanc
du silence.
2 décembre 2015
LA PANNE
Parfois sans soleil ni givre
ni nul obstacle extérieur
je ne vois plus rien et doute
avoir jamais rien su voir.
Je m'exaspère de ces lignes
que je trace par bravade
ou parce que j'espère
grâce à elles voir à nouveau.
Ce n'est peut-être
qu’une question de patience,
de chaleur, de souffle
comme pour la buée du pare-brise
qui peu à peu fait place
à ces autres lignes
dont la netteté me nargue
de la montagne ou des fils ?
Je m’accroche alors
à ce que je vois
et murmure :
« Cheval blanc galopant dans le champ blanc,
renard furtif, bouleau à terre,
vieux châtaigniers, vieille ferme, fumées,
n’avez-vous rien à me dire ?
− Rien de bon, répond le verglas
sur lequel je fais une embardée
− Rien du tout » fait la fumée
de l’usine indéchiffrable.
Bravant la panne
et le soleil de face
j’avance quand même
jusqu’au bout du soliloque.
3 décembre 2015
LES GLISSADES
La glissade
sur la plaque de verglas
mieux que le froid te réveille.
Tu glisses vers l'aval
vers la lumière et les champs blancs
que le soleil reverdira.
Bientôt la glace glisse à son tour
en plaques, en rigoles, en ruisseaux
sous le soleil nu de décembre.
L’hiver glisse lentement
avec ses retours de printemps
ses débâcles, ses accidents
(sur le bas-côté une voiture gît
qui a glissé, elle aussi).
Engoncé en lui-même
à l’intérieur de l’abribus
l’adolescent mornement glisse
dans une songerie sans objet.
Et glissent encore
les pinceaux blancs des fumées
et l'ocre jaune de l'aube
sur les crêtes rases.
4 décembre 2015
LES LUEURS
Les lueurs au long de la route
rappellent à l'amitié
d'un monde habité
d'un monde habitable.
Ces petits feux humains
n’ont rien à voir avec
les feux éteints des étoiles
et leur glaçante énigme, non :
ce sont les yeux des gens qui luisent en elles
et de vrais signes offerts
pour dire en décembre
la persistance de la lumière.
Dans cette maison fastueusement illuminée j'imagine
des enfants heureux, des rires, des chamailleries
et tout cela pris dans la nuit
toute cette douceur-là
tellement menacée aujourd'hui
tellement précaire
(et le halo des réverbères
de trembler)
5 décembre 2015
NOTES DE LA ROUTE AVENTUREUSE
Soubresauts dans le rétro
percuté depuis peu le chevreuil
agonise.
L'air perdu la vieille femme
m’a demandé doucement
si elle habitait bien ici
(« Mais Madame, je ne sais pas! »)
Soubresauts dans la carcasse
de la voiture qui renâcle
en montée.
Je repars sous la fine faucille de la lune et le ciel pâlot.
Trois chevreuils maintenant courent à travers champ, qui coupent la route au virage.
La voiture crisse à chaque coup de frein, « à cause de la rouille » (m'a dit le garagiste).
Les fumées de l’usine donnent au carrefour une allure vraiment infernale, ce matin.
Givre dans les champs, brume au ruisseau, la vie nous file entre les doigts.
Je parle pour me persuader que je suis encore là.
Givre et brume, petit départ, petite vie bien peinarde, bien précaire.
Je parle, je repars, laissant les silhouettes se perdre.
Circulation alternée.
Chaussée déformée, rétrécie.
Virage dangereux.
Arrêt à cent cinquante mètres.
Je suis la route sans obstacle, sans histoires
et pourtant au fond toujours tellement
aventureuse…
7 décembre 2015
NOTES DE LA ROUTE ÉTROITE
Blessé l'animal se rétracte
tous muscles serrés
et si on l'approchait pour l'aider
il cracherait et tenterait de mordre.
Blessé le pays se replie
crache en aveugle, montre les dents
bête, comme une bête
blessée.
Même sans neige ni menaces
la route est étroite
que l'on parcourt avec la peur
et la rancœur au ventre.
L'intelligence et la bonté seules
l'agrandiraient sans doute
et le jeu du temps, de l'espace
sans lequel tout s’ankylose.
Les poings serrés sur le volant froid
je me raisonne et me répète
qu’en vouloir à ces gens ne ferait
que rendre plus étroite encore
cette route étroite.
8 décembre 2015
LE SILENCE (2)
Bruine froide et brume
et pas un mot pas une image sauf
un réverbère éteint devant le cimetière
pour rehausser la brume
et ces lignes
pour se souvenir du silence.
9 décembre 2015
RONDEAU
Comme un rondeau ma route
de saison en saison
avec mêmes motifs
et quelques variations
ma route tourne en rond
bruine, brumes, fumées
givre, gel et frimas
reviennent da capo
comme un rondeau le temps
manège ou balançoire
redevient jeu d’enfant
ses redites ne sont
que façon de danser
ou que façon de faire
tourner en rond la route
et je suis cet enfant
qui tente d’attraper
au manège du temps
le pompon d’un poème
ma route tourne en rond
de virage en virage
vivant même saison
de toute éternité
ma route tourne en rond
que la mort
de loin en loin balise
de ses bornes précises :
comme un rondeau ma route
s'arrête alors
puis la musique recommence...
10 décembre 2015
ROUTE EN LA MINEUR
(matin)
La majeur
la route s’écarte
la mineur
la route se serre
lamento
du ruisseau gelé
là-haut la
montagne enneigée
là-bas la
ronde des corbeaux
la forêt
les bêtes aux aguets
La Rochette
l'usine enfumée
La Chapelle
le vieux cimetière
là-bas la
lampe s’éteignait
là-haut l’a-
vion disparaissait
la musique
s’arrêterait là.
14 décembre 2015
ROUTE EN SOL MAJEUR
(après-midi)
Soleil franc
que rien ne tamise
soleil blanc
effaçant les tombes
solitaire
le passant aveugle
soluble en
ce soleil d’hiver
solfiait
sa sonatine en
sol majeur
et s’en trouvait con-
solé (peut-être).
14 décembre 2015
ROUTE SOURDE
Le tympan blessé
ramène à l'enfermement
du dedans
où tout son ne te parvient
qu’en sourdine
comme au fond de l'eau
route sourde
pas tout à fait muette mais
moins réelle
comme un film qui continue
sans le son
tu te souviens
des champs blancs des troncs gisants
des fumées du paysage
de cet hiver insensé où tu
tentais encore d'entendre –
un jour vraiment tu n’entendras plus
et les souvenirs viendront battre
aux portes de ton tympan blessé.
15 décembre 2015
DERNIÈRES NOTES DE MA ROUTE ORDINAIRE
Pas de sommet à défier
pas de démons à affronter
ni grands combats ni épopée
sur ma route ordinaire
ni grande idée ni fulgurances
ni neige même ni verglas
décembre est doux à n’y pas croire
sur ma route ordinaire
un âne broute l'herbe cassante
les corneilles tiennent leur colloque
une buse dépèce sa proie
au bord de ma route ordinaire
on laisse au pourtour du regard
les silhouettes des chevreuils
les fumées l'usine les Bauges
le long de la route ordinaire
où j'aurai tant roulé en rond
roulé tourné soliloqué
par tous les temps sans me lasser
de ces paroles ordinaires
je ne reposerai jamais
dans cette image que j'aimais
du cimetière aux réverbères
au bout de ma route ordinaire
mais passée l’heure de ma dernière
heure me dissoudrai
en ces fumées dont j’aurai fait
fumées à moi, cendres jetées
en hommage à nos vies ordinaires.
16 décembre 2015
TU TRACES
Dernier jour
route du retour
les corneilles dansent autour
de leurs ombres longues
et tu traces
à vive allure tes lignes parallèles
comme d’un coup d’aile
tu traces
là-haut le Grand Arc
tend sa flèche vers le ciel
tu traces
jusqu’au bout de ce segment
de la route où l’on t’atten-
dait.
17 décembre 2015
© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.